Révolution ou Guerre n°15

(16 mai 2020)

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Bilan #18 : Parti - Internationale - État / VII : L’État prolétarien(Avril - Mai 1935, extraits)

Nous publions ci-après des extraits d’un article de la revue Bilan de la Fraction de gauche du PCI, la gauche dite italienne, d’une série publiée au fil des numéros sur la question de l’État et, plus spécifiquement sur l’État prolétarien et l’expérience de la Révolution russe. Nous invitons fortement les lecteurs à lire toute la série, malheureusement uniquement en français, qui est disponible sur le site des Éditions Smolny (http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=49). Cet article n’aborde qu’une dimension particulière de la période de transition entre le capitalisme et le communisme, celle de la période initiale de l’exercice de la dictature de classe dans un seul pays, ou groupes de pays, alors que l’État ’prolétarien’ se trouve confronté aux autres États capitalistes et impérialistes.

Prenant appui sur les expériences de février-mars 1918 lors de la signature forcée du Traité de paix de Brest-Litovsk avec l’Allemagne et sur celle de la guerre avec la Pologne de 1920 qui vit l’Armée rouge parvenir aux portes de Varsovie, l’article essaie de tracer des lignes de principes généraux, que les bolcheviques et l’ensemble des forces révolutionnaires d’alors ne pouvaient avoir acquis faute précisément d’une expérience historique préalable. Ce faisant, il rejette toute approche idéaliste ou anarchisante, voire d’infantilisme gauchiste tels les arguments de la fraction Boukharine contre la signature de Brest, qui préconisaient – et que certains préconisent encore de nos jours ! – qu’il eût mieux valu abandonner le pouvoir face à l’isolement international, qu’il eût été préférable que la Commune russe fut anéantie comme le fut la Commune de Paris et qu’ainsi on se serait évité la tragédie de l’infâme et sanglant stalinisme. Comme si, lorsque le cours d’une grève ouvrière s’infléchit et commence à reculer, voire se retrouve dans une impasse, les révolutionnaires pouvaient se retirer, abandonner leurs camarades de combat, pour pouvoir rester propres et préservés de toute soi-disant compromission.

Plus sérieusement, heureusement, le texte essaie de soulever la contradiction qui tend à émerger, en l’absence d’extension internationale, entre l’État de la période de transition et le prolétariat qui reste toujours une classe exploitée. Il relève à juste titre qu’à l’opposition internationale entre les classes, dont Octobre 1917 avait été l’expression la plus aboutie, se substitue l’opposition entre l’État prolétarien et les États des puissances impérialistes au fur et à mesure que la perspective d’extension internationale de la révolution se réduit et s’affaiblit. Face à cette contradiction, Bilan défend que « la seule alternative possible reste prolétariat / capitalisme mondial et l’État prolétarien n’est un facteur de la révolution mondiale qu’à la condition de considérer que l’ennemi qu’il doit battre, c’est la bourgeoisie mondiale ». Nous croyons que c’est dans ce sens-là qu’il convient d’aborder la question et d’y réfléchir afin d’établir au mieux les principes qui guideront l’action du parti dès les premiers jours de la dictature du prolétariat.

Bilan #18 : Parti - Internationale - État / VII : L’État prolétarien(Avril - Mai 1935, extraits)

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Les principes sont donc autant de fondements soutenant le chemin de l’action du prolétariat mondial ; leur apparition et leur consécration en des textes statutaires sont un produit de l’évolution historique elle-même et, pour ce qui concerne l’État prolétarien, nous avons pu constater à nouveau une coïncidence qui s’était toujours produite auparavant : les tâches nouvelles de la classe ouvrière devront être abordées sans posséder tous les éléments théoriques et politiques nécessaires et indispensables. Cette zone d’inconnu et d’inconnaissable est, suivant Engels, le tribut que la science sociale doit payer tant que la technique productrice n’aura pas engendré une expansion tellement élevée de la production que les classes auront cessé d’être une nécessité historique et la libre satisfaction des besoins permettra la vie de la société communiste.

Nous avons déjà dit que la compréhension d’une situation n’est possible qu’en fonction de deux éléments fondamentaux : l’action et le rôle du prolétariat, la concrétisation de cette action en corrélation d’un système de principes. Nous avons aussi indiqué que, pour l’État prolétarien, l’impossibilité s’était à nouveau manifestée d’établir la politique de cet État sur la base de données programmatiques établies dans la période qui précéda la victoire du prolétariat russe et pouvant embrasser toute une étape de l’évolution historique. C’est pour ne pas s’en être rigoureusement tenu – dans l’analyse des situations – au critère fondamental de l’action et du rôle du prolétariat que l’expérience de l’État soviétique se clôture actuellement par son incorporation dans le système capitaliste mondial. Si le prolétariat mondial avait interprété les différentes situations de l’après-guerre au travers de sa fonction politique et de l’inconciliabilité de ses contrastes avec le capitalisme, les conditions objectives auraient été réalisées pour établir les fondements théoriques de l’État ouvrier au cours de l’évolution des luttes de classe du prolétariat mondial accompagnant l’expérience du prolétariat russe.

En 1917-18 et en 1921, aux deux tournants de la situation mondiale, le parti russe donne des solutions tactiques aux problèmes de l’État soviétique sur la base d’analyses des situations où il leur est impossible de faire découler la politique de l’État ouvrier de la position que ce dernier devait avoir sur la lutte du prolétariat mondial ; le défaut d’une expérience historique pouvant les instruire à ce propos ne leur permettait pas de saisir la réalité de la situation dans laquelle ils agissaient. Dans les deux époques, les bolcheviks concluaient à la nécessité d’opérer des retraites, de composer avec l’ennemi tout en affirmant qu’ils auraient agi bien autrement si l’on pouvait escompter des mouvements révolutionnaires sur les autres fronts de la lutte des ouvriers de tous les pays. Et, chaque fois, la retraite ou le compromis trouvaient une justification complémentaire dans la nécessité de sauvegarder l’État prolétarien, non en tant qu’une conquête particulière du prolétariat russe, ou en tant qu’une position « en soi », mais comme un instrument qui aurait pu intervenir par la suite quand la classe ouvrière des autres pays aurait conquis de nouvelles possibilités de lutte : les bolcheviks croyaient ainsi s’acquitter de leur devoir internationaliste, car ils sauvegardaient l’État prolétarien et empêchaient l’ennemi de le détruire, au travers d’une contingence qui lui était provisoirement favorable. Mais toute cette tactique ne tenait pas compte de l’élément essentiel, à savoir que la position qu’occupe l’État prolétarien agit directement sur le processus de la lutte du prolétariat de chaque pays et que le tout consiste à prendre le chemin qui favorisera la position de la classe ouvrière dans la lutte mortelle qu’elle doit livrer au capitalisme mondial.

En 1917-18, à Brest-Litovsk, les bolcheviks avaient le choix entre deux critères fondamentaux : ou bien relier leur politique à la maturation des mouvements révolutionnaires dans les autres pays, ou bien exploiter la guerre que se faisaient les Empires Centraux et l’Entente en marchandant l’appui de la Russie à l’une ou à l’autre des deux constellations. Il est évident que c’est le deuxième chemin qu’auraient dû emprunter les bolcheviks s’ils s’étaient bornés à l’instantané photographique où dominait la puissance de la bourgeoisie allemande suffisante pour faire déferler ses armées à l’assaut des frontières soviétiques et l’incapacité immédiate du prolétariat de ce pays à briser le plan du capitalisme. L’autre politique de l’État ouvrier ne pouvait ressortir qu’à la condition de ne pas se borner à l’instant politique qui accompagnait le Traité de Brest-Litovsk et de considérer la perspective de la contingence et la possibilité des mouvements révolutionnaires en Allemagne. En effet, dix mois après la signature du Traité de Brest-Litovsk, de puissants mouvements révolutionnaires déferlaient en Allemagne d’abord, en Hongrie, en Italie, et, en général, dans tous les autres pays, donnant ainsi à la Révolution russe la seule signification prolétarienne qu’elle pouvait avoir, à savoir la première victoire obtenue par la classe ouvrière mondiale sur le secteur russe, prologue de la victoire sur le front mondial. Les événements de 1919-21 démontrèrent nettement que parce que les prémisses historiques d’Octobre 1917 étaient uniquement d’ordre international, c’est uniquement sur la base de la lutte de classe ouvrière mondiale que l’on pouvait envisager la défense de l’État soviétique contre les attaques de l’impérialisme allemand et de tous les autres pays. Des deux tendances du parti bolchevik qui s’affrontèrent à l’époque de Brest-Litovsk, celle de Lénine et l’autre de Boukharine, nous croyons que c’était bien la première qui s’orientait vers les objectifs de lutte pour la révolution mondiale. Les positions de la fraction dirigée par Boukharine et suivant laquelle la fonction de l’État prolétarien était de délivrer par la « guerre révolutionnaire » le prolétariat des autres pays se heurte brutalement à la nature même de la révolution prolétarienne et de la fonction historique du prolétariat. Celui-ci ne peut nullement suivre le chemin de la bourgeoisie qui a pu triompher sur le terrain mondial avec Napoléon construisant l’État français au travers des randonnées victorieuses de ses armées dont l’objectif réel – au point de vue historique – n’était pas d’établir un empire européen et mondial de la France, mais bien d’accélérer la maturation des conditions politiques dans les autres États pour asseoir l’État capitaliste français dans un milieu international permettant la victoire du capitalisme au point de vue mondial. Le prolétariat ne peut pas, d’autre part, suivre l’autre chemin suivi par Bismarck et consistant non pas en un programme d’expansion militaire et de conquête (Napoléon), mais de rassemblement de la « nation allemande » autour de l’État bourgeois centralisé. Dans le cas de Napoléon aussi bien que de Bismarck, nous assistons à un cours d’événements qui avait pour axe la construction d’États capitalistes répétant, sur l’échiquier mondial, l’opposition qui se déchaîne sur le marché capitaliste entre les entreprises ou les trusts. Ces deux contrastes trouvent leur origine dans la contradiction révélée par Marx dans sa théorie de la valeur, dans le mode de production capitaliste, qui conduisent à l’impossibilité de la réalisation de la valeur du travail dans un régime basé sur la division de la société en classes. Nous n’avons pas en vue ici le cas particulier de Brest-Litovsk où le critère essentiel qui devait prévaloir fut celui défendu par Lénine faisant dépendre l’attitude de l’État soviétique de la position occupée par le prolétariat allemand et affirmant aussi qu’en cas de nécessité, les bolcheviks se retireraient dans les Ourals, en Sibérie, jusqu’à ce qu’une reprise de la lutte révolutionnaire se manifesta en Europe. Nous trouvons une nouvelle vérification de ce point de vue central défendu par Lénine dans les analyses qu’il fit de la politique suivie lors des opérations de l’armée rouge en Pologne en 1920 et qui le conduisaient à conclure qu’à cette époque la politique soviétique avait facilité la manœuvre de la bourgeoisie polonaise qui tendait – avec succès d’ailleurs – à mobiliser les différentes classes sur un front de résistance nationaliste contre l’attaque soviétique. Mais les directives exposées par Lénine, où il considérait possible pour l’État russe de louvoyer entre les brigands impérialistes et d’accepter même l’appui d’une constellation impérialiste en vue de défendre les frontières de l’État soviétique menacé par un autre groupe capitaliste, ces directives générales témoignent – à notre avis – de la difficulté gigantesque que rencontraient les bolcheviks pour établir la politique de l’État russe alors qu’aucune expérience précédente ne pouvait les armer pour se diriger dans la lutte contre le capitalisme mondial et en vue du triomphe de la révolution mondiale.

Il n’est pas facile de déterminer qui, à Brest-Litovsk, l’a emporté : si c’est la considération générale de rythmer la marche de l’État soviétique au pas de la lutte du prolétariat des autres pays, ou bien l’autre considération que Lénine avait exprimée à cette même époque : l’intervention de l’État soviétique sur le front des contrastes inter-impérialistes pour profiter de l’appui qu’un groupe d’entre eux se serait vu forcé de donner à l’État russe pour pouvoir battre l’autre groupe impérialiste. Nous ne pouvons donc pas affirmer d’une façon définitive que la directive internationaliste a inspiré la décision qui a été adoptée à Brest-Litovsk ou bien si c’est l’état de nécessité qui a déterminé le parti bolchevik à accepter les conditions de l’impérialisme allemand. Si on se reporte à l’offensive de l’Armée rouge en Pologne en 1920, nous devons conclure que c’est plutôt la deuxième hypothèse qui se rapporte à Brest où l’État russe se serait déterminé à accepter le diktat allemand, non à cause de la situation que traversait à ce moment le prolétariat allemand, mais à cause de la supériorité militaire de ce pays. En définitive, l’idée de l’opposition « État prolétarien / États capitalistes » se fait jour dès la naissance de l’État soviétique. Et cette antinomie d’États voile, dès le premier temps, l’opposition entre les classes, la seule qui puisse inspirer l’action de l’État prolétarien au même titre que l’action des autres institutions prolétariennes : syndicats, coopératives, parti de classe.

Nous devons encore dire un mot pour Brest. Nous avons vu que, dix mois après cet événement, des mouvements révolutionnaires débutent en Allemagne pour s’épancher ensuite dans les autres pays, alors que les bolcheviks avaient décidé d’accepter Brest, surtout parce que l’horizon international ne présentait pas des perspectives de mouvements insurrectionnels. L’impossibilité dans laquelle se trouvaient les bolcheviks de déterminer la perspective de la contingence n’était nullement occasionnelle, mais dépendait des conditions dans lesquelles ceux-ci agissaient, c’est-à-dire l’impossibilité où ils se trouvaient de puiser dans le domaine théorique et des principes les armes leur permettant de dépasser la vision de l’instant politique, et prévoir la perspective découlant des centres moteurs de la situation, les seuls qui peuvent expliquer la contingence elle-même. Nous apercevrons d’autant mieux la difficulté qui est à la base de l’appréciation de la situation de 1917-18 que nous comparerons l’extrême décision qui ressort des thèses de Lénine d’avril 1917, dans une situation où, pourtant, le rapport des forces entre les bolcheviks et l’ennemi (sous ses différentes formes) était autrement défavorable que ne l’était le rapport de forces en 1917-18. Lénine, aussitôt arrivé en Russie, bien que minorité au sein du parti lui-même, armé qu’il était par un arsenal de principes acquis au prix d’une lutte qui avait duré de longues années, saisit immédiatement la signification de la réalité russe et, en dépit de toutes les apparences momentanées, n’hésite pas à dresser un programme d’action qui paraissait isoler le parti bolchevik des masses et des mouvements du moment, mais qui, en réalité, correspondait directement à l’évolution des situations : cinq mois après, les événements devaient parfaitement confirmer le plan de Lénine d’avril. Mais, en 1917-18, Lénine ne possédait pas, sur le problème de l’État soviétique, cet ensemble de principes qui lui avaient permis de comprendre la situation du printemps 1917. Nous avons voulu insister sur ce point pour vérifier la thèse que nous avons émise et qui consiste à considérer impossible l’analyse d’une situation si elle ne se base pas sur des considérations principielles se rapportant aux positions que doit occuper le prolétariat.

L’on pourrait facilement taxer les considérations précédentes d’élucubrations abstraites et sans valeur puisque tout le problème se réduirait dans des proportions bien modestes et que la retraite ou l’offensive de l’armée rouge ne seraient décidées que par des rapports militaires de force entre les deux armées en lutte. À Brest, par exemple, il aurait fallu donner une réponse à un problème immédiat et non en fonction de la montée du mouvement révolutionnaire en Allemagne, qui ne devait se déclarer que dix mois plus tard. Nous voyons en cela la répétition du vieux refrain que l’on oppose toujours aux courants marxistes : « Voici la situation, il faut répondre par un oui ou par un non, et surtout considérer que le rejet d’un compromis peut faire crouler une institution prolétarienne, alors que sa sauvegarde permettrait demain la lutte pour les objectifs finaux qui n’auraient donc été écartés provisoirement que pour mieux lutter et vaincre dans la nouvelle circonstance ». Ce réalisme a toujours accompagné les déviations et les trahisons : en face de lui, il faut encore une fois opposer la ferme réponse du prolétaire communiste qui révèle le jeu de l’opportuniste : il ne s’agit nullement de faire la révolution à n’importe quel moment ; il ne s’agit pas non plus de se refuser à reconnaître la nécessité d’une retraite quand les circonstances l’imposent ; il s’agit tout simplement de ne jamais lier le prolétariat à des forces qui lui sont fondamentalement opposées. Lorsqu’une situation se présente où l’existence même d’une organisation prolétarienne est en jeu et que l’ennemi peut profiter de circonstances qui lui sont favorables pour livrer une attaque dirigée vers sa destruction, l’option réelle qui se présente devant la classe ouvrière est : ou la lutte ou la capitulation. Dans la première hypothèse, la victoire de l’ennemi n’est que momentanée parce qu’elle ne résulte que de rapports de force contingents, et le capitalisme ne peut introduire – grâce à son succès – ses agents au sein du mouvement prolétarien. Dans la deuxième hypothèse, ce n’est pas seulement la situation contingente qui est préjugée, mais celle aussi de l’avenir et le capitalisme aura atteint la plus grande des victoires possibles car son renforcement ne sera plus de l’ordre quantitatif et contingent, mais qualitatif et de longue durée ; son appareil de domination se sera accru d’une maille – et de la plus dangereuse pour le prolétariat – parce qu’il aura installé une forteresse au sein même du mouvement du prolétariat.

La solution qu’ont donnée les bolcheviks à Brest ne comportait pas une altération des caractères internes de l’État soviétique dans ses rapports avec le capitalisme et le prolétariat mondial. En 1921, lors de l’introduction de la NEP et, en 1922, lors du Traité de Rapallo, une modification profonde devait se vérifier dans la position occupée par l’État prolétarien dans le domaine de la lutte des classes sur l’échelle mondiale. Entre 1918 et 1921 devait se déclarer et ensuite se résorber la vague révolutionnaire déferlée dans le monde entier ; l’État prolétarien rencontrait, dans la nouvelle situation, des difficultés énormes et le moment était venu où – ne pouvant plus s’appuyer sur ses soutiens naturels, les mouvements révolutionnaires dans les autres pays – il devait ou bien accepter une lutte dans des conditions devenues extrêmement défavorables pour lui, ou éviter la lutte et, par cela même, accepter un compromis qui devait graduellement et inévitablement le conduire dans un chemin qui devait d’abord adultérer, ensuite détruire la fonction prolétarienne qui lui revenait pour nous amener à la situation actuelle où l’État prolétarien est devenu une maille de l’appareil de domination du capitalisme mondial.

Nous voulons immédiatement nous élever contre la position grossière qui consiste à délimiter, en des responsabilités personnelles, les causes profondes du renversement qui s’est opéré entre la position révolutionnaire que détenait l’État russe en 1917-21 et la position contre-révolutionnaire qu’il détient actuellement en 1935. Loin de nous de sous-estimer les conséquences de la mort du chef de la révolution, mais nous sommes certains que ce serait faire outrage à la mémoire du grand marxiste que fut Lénine d’affirmer que le renversement de la position de l’État prolétarien et son passage au service du capitalisme dépend du fait qu’à sa tête ne se trouvait plus un chef aux qualités exceptionnelles et géniales, mais Staline, l’envoyé du démon de la dégénérescence et de la perversion. Le véritable hommage à Lénine consiste, par contre, à affirmer que, même s’il avait pu continuer à vivre pour œuvrer au salut de la révolution mondiale, les mêmes problèmes seraient apparus, les mêmes difficultés se seraient fait jour : les derniers articles de Lénine sur la coopération expriment le reflet de la nouvelle situation conséquente aux défaites du prolétariat mondial, et il n’est nullement étonnant qu’ils aient pu servir aux falsificateurs qui ont ébauché la théorie du « socialisme en un seul pays ». Devant Lénine, s’il avait survécu, le centrisme aurait eu la même attitude qu’il a prise envers les nombreux bolcheviks qui ont payé par la déportation, la prison et l’exil la fidélité qu’ils ont voulu garder au programme internationaliste d’Octobre 1917. Lénine, son génie, son intransigeance, sa fermeté politique n’auraient pu avoir raison des forces sociales engendrées par une grave modification de la situation et le centrisme, dans la personne de Staline, aurait eu raison de lui aussi dans le cas – qui s’est malheureusement vérifié – où le prolétariat mondial devait mordre la poussière en face de l’ennemi pouvant redresser l’édifice de son régime au travers de l’appui que lui fournissaient ses agents au sein du prolétariat.

Ces deux positions sont également fausses : celle qui voudrait retrouver dans Octobre 1917, dans les principes mêmes de la dictature du prolétariat, les vices originaires devant conduire inévitablement à la situation actuelle, et l’autre voulant séparer formellement les deux périodes de vie de l’État prolétarien : la première du temps de Lénine, où tout marchait à merveille, et l’autre, qui aurait été dévoyée, corrompue par le Satan que serait Staline. La distinction entre les deux périodes existe, mais nullement en fonction des qualités personnelles des hommes qui les ont exprimées, mais par l’opposition entre la nature même de ces deux situations dont l’une est contresignée par l’éclosion des mouvements révolutionnaires dans tous les pays, l’autre par la résorption de la vague révolutionnaire et par la victoire de l’ennemi qui pouvait – grâce aux défaites de 1918-21 – résister victorieusement aux batailles révolutionnaires d’Allemagne en 1923, de Chine en 1927, pour ne citer que les plus importantes.

Ces deux périodes sont directement reliées l’une à l’autre et nous devons affirmer nettement que les germes fécondateurs du centrisme nous les retrouvons dans les conditions d’immaturité idéologique dans lesquelles le prolétariat international s’est trouvé lorsque les conditions historiques lui ont présenté l’occasion de détruire le capitalisme mondial. Ces conditions d’immaturité s’expriment par l’isolement des bolcheviks au sein du mouvement prolétarien où, nulle part ailleurs, on avait procédé au travail de fraction qui avait permis au prolétariat russe de retrouver dans les bolcheviks le guide de leurs batailles révolutionnaires. Il ne paraît pas que la leçon des événements soit présente aujourd’hui aux militants communistes survivants après le ravage du centrisme car, encore actuellement, à part notre fraction, dans les autres pays on ne se dispose nullement vers le chemin qui permit la victoire du prolétariat.

Lorsque, en 1921, la nouvelle situation se présente, Lénine et les bolcheviks l’affrontent avec des conceptions qui – pour ce qui concerne l’État prolétarien – étaient l’expression de la situation précédente mais ne résultaient nullement de l’établissement du rôle de l’État ouvrier dans la réalité de la lutte des classes mondiale : en 1921, se basant sur les précédents historiques immédiats, on devait conclure à la nécessité de défendre, malgré tout, l’existence de l’État russe puisque ce dernier avait montré ses hauts titres révolutionnaires par la fondation de l’Internationale communiste. Lénine, dans l’étude sur la NEP, Trotski dans son rapport au 4e Congrès de l’Internationale, devaient poser le problème central dans les termes suivants : une bataille s’engage entre le prolétariat détenant – au travers de l’État – les leviers de commande économiques et les autres couches de la population paysanne et petite-bourgeoise : la victoire appartiendra, en définitive, à celui des deux antagonistes qui parviendra à aiguiller, dans la voie de sa classe respective, le relèvement économique indispensable après les années de la guerre civile et de la guerre extérieure. En 1918, dans son étude sur le capitalisme d’État, Lénine avait repoussé les exagérations des extrêmes-gauchistes sur la portée réelle de la Révolution russe par une analyse scientifique qui mettait à nu l’impossibilité d’obtenir de grands résultats à cause de l’état économique arriéré de la Russie. En 1921, ces mêmes considérations amenaient Lénine à la conclusion opposée de la possibilité d’une gestion socialiste de l’État prolétarien, même en dehors de l’intervention du prolétariat des autres pays. Lénine affirmera aussi l’inévitabilité de confier au capitalisme renaissant la fonction de vaincre la petite production artisanale, la petite-bourgeoisie paysanne et marchande, alors qu’il croyait pouvoir – au travers de l’État – barrer la route au rétablissement du pouvoir capitaliste et orienter l’ensemble du nouveau cours économique vers la construction des fondements du socialisme. Cette nouvelle conception de Lénine ne dépendait pas – ainsi que nous l’avons dit – d’un rapetissement de ses conceptions internationalistes, mais de cette considération : la nouvelle situation enlevant à l’État son soutien naturel, le prolétariat mondial battu par l’ennemi, il fallait garder l’État pendant cette période intermédiaire qui le séparait d’une nouvelle vague de la révolution mondiale. Bien que nous ne retrouvons pas, dans les textes de cette époque, une démonstration théorique de l’apport que pouvait fournir l’État russe aux luttes ouvrières dans les autres pays, même avec la Nouvelle Politique Économique, il est absolument certain que la conviction intime des bolcheviks était qu’ils pouvaient, au travers de la NEP, contribuer, encore plus efficacement qu’avec le communisme de guerre, à l’effort révolutionnaire du prolétariat mondial.

Les événements qui ont suivi après 1921 nous prouvent que l’opposition État prolétarien/États capitalistes ne peut guider l’action ni du prolétariat victorieux ni celle de la classe ouvrière des autres pays : la seule alternative possible reste prolétariat/capitalisme mondial et l’État prolétarien n’est un facteur de la révolution mondiale qu’à la condition de considérer que l’ennemi qu’il doit battre c’est la bourgeoisie mondiale. Même provisoirement, cet État ne peut établir sa politique en fonction des problèmes intérieurs de sa gestion, les éléments de ses succès ou de ses défaites sont dans les progrès ou les revers des ouvriers des autres pays.

Au point de vue théorique, le nouvel instrument que possède le prolétariat après sa victoire révolutionnaire, l’État prolétarien, se différencie profondément des organismes ouvriers de résistance : le syndicat, la coopérative, la mutuelle, et de l’organisme politique : le parti de classe. Mais cette différenciation s’opère non parce que l’État posséderait des facteurs organiques bien supérieurs aux autres institutions, mais bien au contraire parce que l’État, malgré l’apparence de sa plus grande puissance matérielle, possède, au point de vue politique, de moindres possibilités d’action ; il est mille fois plus vulnérable, par l’ennemi, que les autres organismes ouvriers. En effet, l’État doit sa plus grande puissance matérielle à des facteurs objectifs qui correspondent parfaitement aux intérêts des classes exploiteuses mais ne peuvent avoir aucun rapport avec la fonction révolutionnaire du prolétariat qui aura recours provisoirement à la dictature et y recourra pour accentuer le processus de dépérissement de l’État au travers d’une expansion de la production qui permettra d’extirper les bases mêmes des classes. En effet, l’État – même prolétarien – se trouve forcé d’intervenir dans un milieu social, économique et politique et, de par ce fait, se trouve menacé d’être emporté par la réalisation d’objectifs qui l’arrachent de sa fonction qui ne peut être que d’ordre international. Au point de vue mondial, ce risque se présente à nouveau et dans des proportions accrues car, qu’il le veuille ou non, ce qui s’oppose immédiatement à lui c’est la convoitise d’autres États se disputant des marchés et nullement le régime capitaliste dans ses bases sociales. Une victoire de l’État prolétarien contre un État capitaliste (en donnant à ces termes une signification territoriale) n’est nullement une victoire de la révolution. Nous avons remarqué ce que disait Lénine à propos de l’entrée de l’armée rouge en Pologne, où la victoire militaire de la Russie devait correspondre à l’affaiblissement du front prolétarien et à une possibilité de la bourgeoisie polonaise d’échafauder la mobilisation nationaliste pour redresser son édifice en péril. En 1930, la victoire de l’armée soviétique contre la Chine à propos de l’Est chinois a accéléré la dissociation du prolétariat chinois et manifesté au plein jour les caractères de l’État dégénéré qui, en 1934 – en face d’un ennemi bien plus puissant, en face du Japon – devait vendre pour quelques milliers de roubles ce qu’il proclamait être un bastion de la révolution mondiale et qu’il avait défendu avec le même acharnement qu’ont employé les impérialistes faisant de la Chine un butin pour leurs convoitises.

Les domaines économiques et militaires ne peuvent être qu’accessoires et de détail dans l’activité de l’État prolétarien, alors qu’ils sont d’un ordre essentiel pour une classe exploiteuse. L’État prolétarien ne peut être qu’un simple facteur de la lutte du prolétariat mondial et c’est dans la bataille révolutionnaire de la classe ouvrière de tous les pays qu’il peut trouver la raison de sa vie, de son évolution ; avoir cru qu’il était possible de le maintenir, en dehors de la lutte ouvrière des autres pays, avoir émis cette hypothèse, même provisoirement, c’est avoir posé les bases de la conversion qui s’est vérifiée ensuite dans la fonction de l’État russe, devenu un pilier de la contre-révolution.

Nous avons déjà dit que la fonction réelle de l’État prolétarien s’est manifestée non en 1917, mais en 1918-21, lorsque les prémisses qui s’étaient manifestées en Russie se sont épanouies dans toute leur ampleur et que s’est ouverte la situation révolutionnaire dans le monde entier ; Octobre 1917 n’était donc qu’un signe avant-coureur des tempêtes qui bouillonnaient dans les tréfonds de la société capitaliste.

En 1921, la situation change et nous constatons, encore une fois, l’impossibilité de procéder à une analyse de la réalité en dehors de considérations principielles qui nous indiquent le chemin que le prolétariat doit aborder pour être un facteur de l’évolution des contingences vers les objectifs qui sont au terme de cette dernière. La Nouvelle Politique Économique est établie à cause du défaut des luttes révolutionnaires dans les autres pays, mais cette perspective était absolument fausse car, en 1923, l’Allemagne devient à nouveau le théâtre de puissants mouvements révolutionnaires. Mais entre 1921 et 1923, la nouvelle politique de l’État russe ne pouvait manquer d’influencer le cours des mouvements révolutionnaires allemands où nous voyons ce contraste frappant : les bolcheviks qui, avec Lénine, avaient soutenu en 1917 le programme d’expulsion violente de toutes les forces démocratiques et social-démocratiques, en un front de la lutte beaucoup plus mûr pour des initiatives mille fois plus avancées, seront plus à droite au cours des mouvements révolutionnaires de Thuringe, Saxe et de l’Allemagne toute entière que ne l’avaient été Zinoviev et Kamenev en Octobre.

Au point de vue principiel, les positions de Lénine contenues dans son étude sur la NEP restent encore aujourd’hui, intégralement, pour ce qui concerne les problèmes intérieurs de l’État prolétarien. Seulement les événements qui lui ont succédé nous ont prouvé que l’antagoniste de l’État ouvrier est uniquement le capitalisme mondial et que les questions intérieures n’ont qu’une valeur secondaire. En 1921, Pannekoek écrivit que le résultat de la NEP portait une modification du mécanisme intérieur de la lutte révolutionnaire. Il est dommage qu’à cette époque il se soit borné à exprimer la conséquence d’un fait politique au lieu d’embrasser l’ensemble de la situation pour y donner la seule conclusion possible : une base de principe aux problèmes tactiques, base qui arrive à bâtir sur les matériaux d’Octobre 1917 les positions capables de battre le capitalisme dans les autres pays. La limitation de l’horizon politique de Pannekoek peut expliquer sa chute actuelle dans la social-démocratie [Cette appréciation sur Pannekoek sera corrigée dans l’article suivant, Note des Éditions Smolny]. Mais, aujourd’hui, les fractions de gauche ont un horizon autrement vaste : il est de leur devoir d’essayer de se montrer dignes des preuves d’héroïsme qu’ont données les ouvriers dans tous les pays ; il est de leur devoir de puiser dans les grandioses événements qui ont succédé à 1921, afin de garantir le sort des révolutions futures et d’établir en même temps les conditions politiques qui pourraient faire faire au prolétariat mondial l’économie d’une guerre avant d’arriver à la nouvelle situation révolutionnaire. (…)

Bilan #18, extraits, 1935

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