Révolution ou Guerre n°4

(Septembre 2015)

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Correspondance : prenons-nous nos désirs pour des réalités ? Sommes-nous trop optimistes sur la dynamique des luttes ouvrières ?

Lettre critique du camarade MG sur la revue #3

J’ai jeté un coup d’œil sur RoG3 dans lequel je trouve beaucoup de bonnes choses mais aussi beaucoup de rabâchage de positions qui me font l’effet qu’elles auraient pu être écrites il y a dix, vingt ou trente ans. Donc tout n’y est pas faux. Loin de là, mais je ne développe ici que mes humeurs critiques.

Le flou sur où on en est aujourd’hui

Il y a un côté appel incantatoire avec multiplication de points d’exclamation qui reflète plus une « indignation » qu’une réflexion en profondeur sur les conditions de la situation actuelle.

La perspective des « affrontements de classes décisifs » sonne comme une réédition des perspectives (erronées) du CCI des années 1980. Vous me direz que ce n’est pas parce qu’il s’est trompé dans les années 1980 que l’affirmation de cette perspective aujourd’hui n’est pas valable. Peut-être, mais l’argumentation doit alors être plus étayée. C’est cette insuffisance de l’argumentation qui fait que Stavros, dans la discussion interne à votre groupe si je comprends bien, émet des réserves sur l’orientation de RoG « Une nouvelle période s’ouvre… ».

Si je schématise, RoG défend l’idée que le changement de période (il y a un avant et un après janvier 2015) exprime le début d’une offensive généralisée de la bourgeoisie contre le prolétariat, pour entraîner celui-ci dans des « confrontations massives de classe » et pouvoir ouvrir la voie à une nouvelle guerre mondiale généralisée.

En même temps, il faut que le prolétariat « hisse son combat au niveau politique contre l’État et son appareil, particulièrement politique (de gauche et gauchiste) et syndical. Pour cela, impulsé par ses minorités les plus combatives, il doit assumer l’organisation de l’extension et de l’unité de ses luttes contre les manœuvres syndicales et gauchistes. Pour cela, les minorités révolutionnaires organisées et, en première ligne, les groupes communistes doivent développer une intervention politique générale – contre toutes les manœuvres idéologiques et politiques des États capitalistes – et particulière dans les luttes ouvrières pour assumer et matérialiser la direction politique derrière laquelle le prolétariat dans son ensemble pourra se regrouper, s’opposer de toutes ses forces et finalement détruire le capitalisme. »

Ce n’est pas pour rien qu’on retrouve quasiment mot pour mot la même formulation dans l’article sur « le début des confrontations massives de classe » et dans celui sur la nouvelle période : il ne manque au prolétariat que de savoir « hisser son combat au niveau politique ; c’est-à-dire à assumer l’affrontement politique pour la direction de ses luttes […]. »

Ce n’est pas une argumentation, c’est une incantation. On lit et on se dit : ah, bon !

Mais pour mettre en place quoi ? Comment y parvenir à partir des conditions d’aujourd’hui ? Rien au-delà des généralités : « s’opposer de toutes ses forces et finalement détruire le capitalisme » et, en toute fin : « que vienne rapidement le véritable communisme (qui est l’opposé du stalinisme), une société mondiale sans exploitation, sans classe, sans misère et sans guerre ! »

Le rapidement est un vœu pieux, qui plus est, dangereux. Pour s’en tenir simplement à ces dernières années. Les caractéristiques sociales des différents mouvements « populaires » de 2010-2011 dans lesquels ont percé quelques expressions de la classe ouvrière, ont cédé la place à une réorganisation de l’encadrement par tous les moyens politiques, militaires, religieux, dans des « unions nationales » contre le « terrorisme » qui relèguent en arrière-plan les préoccupations de défense du terrain des conditions de vie et de travail. Le rapport des forces actuel n’est pas favorable au prolétariat. Les classes travailleuses, les prolétaires, les chômeurs, absorbés par la dureté des conditions de vie au quotidien, asphyxiés par une communication de propagande et de publicité omniprésente, brutalement réprimés dès que les mobilisations se radicalisent, ne sont pas ou très peu dans une dynamique de mobilisation, encore moins d’extension, condition nécessaire et indispensable à une dynamique de montée des luttes du prolétariat.

C’est d’ailleurs ce qui permet aux différentes bourgeoisies nationales de poursuivre leurs politiques et que l’accumulation du capital, même dans l’austérité, la guerre économique et les guerres tout court, a encore beaucoup de profits devant elle. Baisse tendancielle du taux de profit et saturation tendancielle du marché mondial sont toujours là, mais les perpectives de renversement de ce « marché mondial », c’est-à-dire des pouvoirs politiques, économiques et militaires des capitalistes ne sont pas encore à l’ordre du jour.

En l’état actuel du rapport de forces attention à ne pas tomber dans les affrontements prématurés au risque de voir le prolétariat battu « paquet par paquet » sans possibilité d’extension internationale. Ce fut le scenario des années 1980 : une bonne grosse défaite physique et idéologique (Pologne 1981), puis une succession de défaites, l’une après l’autre, schématiquement une par an (83 Belgique, 84 UK, 85 Danemark, 86 France cheminots, 87 Italie Cobas coordinations [1] France…). Et c’en est terminé de la seule et unique « vague » (à l’échelle d’une génération) de luttes ouvrières : 1968-81. Depuis, ce sont les bourgeoisies nationales, le capitalisme mondialisé et financiarisé à leur service qui sont à l’initiative. C’est la géopolitique inter-impérialiste qui est au devant de la scène : un « cours de guerre » [je ne dirais plus aujourd’hui « cours à la guerre » comme nous le formulions dans le CCI, cela donne une impression d’analyse mécaniste].

Je suis frappé par le fait qu’à aucun moment RoG n’évoque ce danger d’« affrontements prématurés » (une analyse pourtant importante des positions du CCI dont vous assumez la continuité) et se laisse aller à cette infantile formule « que vienne rapidement le véritable communisme »... alors qu’il faudra pour cela d’abord parvenir à une situation de « double pouvoir », dans l’ensemble de la société à l’échelle internationale... Un processus qui passera par la constitution d’organisations de classe, à partir des assemblées générales, avec la participation du plus grand nombre, avec des objectifs à définir, à partir des conditions réelles dans lesquelles se forment les « confrontations »...

Les quelques exemples des résistances de classe bien réelles que nous pouvons donner actuellement montrent bien le peu de poids face aux mesures de toutes sortes subies par cette même classe ouvrière, qui se vit à peine comme « classe », moins encore comme « classe révolutionnaire internationale ».

La lutte de classes est bien là et c’est la bourgeoisie qui la gagne, pour le moment. Il ne sert à rien d’en appeler pathétiquement à se « hisser » à on ne sait quelle hauteur, surtout si on rejette parmi les caractéristiques actuelles de la lutte des classes celles qui se sont exprimées dans les mouvements de type « Indignados » ou « Occupy » qui, malgré leurs limites, sont une composante majeure des perspectives des luttes à venir (occupation de la rue, participation la plus large, auto-organisation qui, dans leur expression initiale sont des caractéristiques authentiquement « prolétariennes »), en particulier dans le contexte de chômage massif des plus jeunes générations.

Il est totalement erroné de votre part de ne retenir dans l’accent mis sur ces caractéristiques que « l’apologie du démocratisme » (cf. mes remarques précédentes [2] sur la démocratie ouvrière).

(...)

Fraternellement

MG, 18 février 2015

Réponse aux commentaires du camarade MG

En premier lieu, retenons que le camarade n’a pu faire que des commentaires critiques rapides et que son courrier ne prétend pas présenter une analyse ou des prises de position finies. Cela ne nous empêchera pas pour notre part d’essayer de pousser la logique de ses commentaires à leur terme – en espérant ne pas trahir sa pensée. Ensuite relevons que MG nous avertit qu’il s’est concentré sur ses « humeurs critiques » et qu’il « trouve beaucoup de bonnes choses » dans notre revue. Si on peut regretter qu’il n’ait pas pris la peine de pointer ce qu’il trouvait “ bon ”, nous saluons l’effort et la volonté de rédiger son point de vue critique et encourageons tout lecteur à faire de même. Pour notre groupe, c’est important et même essentiel tant pour nos propres réflexions et discussions internes que pour les combats politiques que nous entendons mener au sein même du camp révolutionnaire. Néanmoins, nous ne rentrerons pas dans la discussion spécifique sur l’analyse du CCI ayant présenté les années 1980 comme “ les années de vérité ” [3]. Nous ne pensons pas qu’il appartient au GIGC de défendre l’histoire du CCI qui, pour l’essentiel, appartient au passé – il suffit de voir l’état présent de déliquescence, disons de... décomposition, de son organisation “ formelle ”.

Quelle est la critique principale du camarade MG ? En gros, il trouve que nous surestimons les capacités de lutte du prolétariat aujourd’hui. Son impression se base sur notre affirmation de la perspective “ d’affrontements de classe décisifs ”. En cela, il ne fait que rejoindre nombre de nos critiques, individus ou groupes politiques, ce qui rend son propos encore plus intéressant. Qu’il aille jusqu’à penser que nous sommes dans un « cours de guerre » a le mérite d’aller jusqu’au bout de la logique de ses commentaires.

La résistance ouvrière contre la crise capitaliste reléguée aujourd’hui en arrière plan ?

Nous ne partageons pas le constat selon lequel « les caractéristiques sociales des différents mouvements “ populaires ” de 2010-2011 dans lesquels ont percé quelques expressions de la classe ouvrière, ont cédé la place à une réorganisation de l’encadrement par tous les moyens politiques, militaires, religieux, dans des « unions nationales » contre le “ terrorisme ” qui relèguent en arrière-plan les préoccupations de défense du terrain des conditions de vie et de travail » (nous soulignons). Notre article Luttes ouvrières dans le monde souligne justement qu’il n’en est rien et que la tendance – ou dynamique – dominante [4], c’est-à-dire déterminante “ en dernière instance ”, dans la période actuelle est justement à l’affirmation des intérêts de classe spécifiques. Les mobilisations significatives (postérieures au courrier du camarade) comme celle de Bursa en Turquie ou de la Telefónica en Espagne (pour ne citer que les dernières à l’heure où nous écrivons), montrent bien que malgré “ les réorganisations de l’encadrement – pour paraphraser MG –, les préoccupations de défense du terrain des conditions de vie et de travail restent au premier plan ”. Cette résistance plus ou moins affirmée, plus ou moins ouverte (dans des luttes) aux impératifs de chaque capital national est justement une caractéristique essentielle de la période actuelle que chaque bourgeoisie a été contrainte de prendre en compte dans ses politiques tout spécialement face à la crise ouverte en 2008. Mais nous n’avons pas l’intention d’entamer une discussion pour établir si “ le verre de la lutte de classe prolétarienne est à moitié plein ou à moitié vide ” ce qui nous amènerait très rapidement à opposer de manière abstraite, absolue et catégorique d’une part les forces et de l’autre les faiblesses des luttes ouvrières .

« Dans l’espace immatériel de l’analyse logique abstraite on peut prouver avec la même rigueur aussi bien l’impossibilité absolue, la défaite certaine de la grève de masse, que sa possibilité absolue et sa victoire assurée. Aussi la valeur de la démonstration est-elle dans les deux cas la même, je veux dire nulle » (Rosa Luxemburg, grève de masse).

La racine de la divergence est ailleurs. Comme beaucoup, MG tire argument du fait que les luttes ouvrières n’aient pas réussi à faire reculer les attaques de la bourgeoisie, pour en tirer la conclusion que c’est « la géopolitique inter-impérialiste qui est au devant de la scène [et que nous sommes dans] un “ cours de guerre ” ». Bref, que la classe ouvrière est aujourd’hui en grande partie impuissante face au capital, à la misère, et à la perspective de guerre impérialiste généralisée.

Arrêter la misère et les guerres sans détruire le capitalisme ?

« Le rapport des forces actuel n’est pas favorable au prolétariat. Les classes travailleuses, les prolétaires, les chômeurs, absorbés par la dureté des conditions de vie au quotidien, asphyxiés par une communication de propagande et de publicité omniprésente, brutalement réprimés dès que les mobilisations se radicalisent, ne sont pas ou très peu dans une dynamique de mobilisation, encore moins d’extension, condition nécessaire et indispensable à une dynamique de montée des luttes du prolétariat. (...) C’est d’ailleurs ce qui permet aux différentes bourgeoisies nationales de poursuivre leurs politiques et que l’accumulation du capital, même dans l’austérité, la guerre économique et les guerres tout court, a encore beaucoup de profits devant elle. » (MG, nous soulignons). Sous une forme ou une autre, cet argument nous est régulièrement opposé contre notre conception du cours historique et notre analyse selon laquelle nous entrons dans une période de confrontation massive entre les classes. La preuve de l’impuissance du prolétariat serait dans la poursuite de la crise du capital, de l’austérité, de la misère et des guerres impérialistes locales.

Comme s’il pouvait en être autrement ! Tant que le pouvoir d’État reste le pouvoir de classe de la bourgeoisie, que l’État capitaliste (démocratique ou non) reste en place, le rapport de force “ immédiat ”, pris en soi, est défavorable à la classe exploitée. Que les guerres impérialistes (locales) et que la crise capitaliste aux conséquences dramatiques pour des centaines de millions de prolétaires et d’êtres humains continuent de s’aggraver quelle que soit la dynamique des luttes ouvrières est une évidence. La dynamique de développement des luttes ouvrières ne peut influer momentanément que sur le degré d’austérité et de misère, voire dans certains cas précis sur une guerre locale, mais elle ne peut aucunement les arrêter tant que la question du pouvoir d’État n’est pas directement présente et posée par la classe exploitée et révolutionnaire massivement mobilisée : tant que l’insurrection ouvrière, la destruction de l’État capitaliste et l’exercice de la dictature du prolétariat ne sont pas devenues des mots d’ordre d’action immédiats. L’argumentation selon laquelle le fait que l’austérité, la misère, les guerres continuent à s’aggraver serait la manifestation que le prolétariat n’est pas dans une dynamique de développement de ses luttes revient à considérer que le capitalisme pourrait ne plus être misère et guerre, c’est-à-dire ne plus être capitalisme ; que misère et guerre pourraient disparaître sans qu’il soit détruit. Sa destruction devient alors un souhait, une idée généreuse ou utopique, mais non une nécessité matérielle déterminant le caractère radical de la révolution et l’antagonisme entre prolétariat et bourgeoisie. Si l’on pousse cet argument jusqu’à ses conséquences ultimes, on peut rejoindre très rapidement la vision anarchiste qui ignore le pouvoir d’État et le fait que la confrontation à celui-ci s’impose en permanence et en tout lieu au prolétariat. Elle mène aux illusions et pièges de l’autogestion ou des communautés autonomes et à la sous-estimation, voire l’abandon pur et simple, du combat politique que l’ensemble de la classe ouvrière doit assumer. Voilà l’erreur fondamentale “ de principe ”, surtout pour quiconque se rattache à l’expérience du mouvement ouvrier et sa théorie révolutionnaire, le marxisme, et à sa position sur l’État, de l’argument repris à son tour par le camarade MG.

Que l’austérité et les guerres locales continuent à se multiplier ne dit rien en soi de la réalité de la dynamique concrète de la lutte des classes en cours sinon que le prolétariat international est encore loin de sa prise du pouvoir, de son insurrection ; et tout aussi loin d’être en capacité de présenter une alternative à cette barbarie quotidienne et généralisée. Et que c’est bien la bourgeoisie qui est au pouvoir et qui est la classe dominante aux plans économiques, politiques et idéologiques.

Comment comprendre l’évolution du rapport entre les classes ?

« Ce qui manque à tous ces Messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là, que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais tout le grand déroulement des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, très inégales sans doute – dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus originelle, la plus décisive – qu’il n’y a rien ici d’absolu, que tout est relatif... » (Engels à Schmidt, 27 octobre 1890).

D’abord clarifions une confusion assez répandue – MG l’exprime à sa manière – par rapport à notre position selon laquelle “ la nouvelle période qui s’ouvre est celle des confrontations massives ”. Beaucoup y voient une “ surestimation ” des capacités actuelles du prolétariat. Or, nous le répétons encore une fois, affirmer que nous entrons dans une période particulière de confrontations massives entre les classes ne signifie en rien que le prolétariat international va inéluctablement en sortir victorieux. Nous essayons précisément d’avertir que nous entrons dans une période où la bourgeoisie passe à une attaque encore plus frontale et décidée contre la classe exploitée. Que la classe capitaliste ne va pas simplement se limiter à aggraver l’exploitation du travail mais aussi qu’elle va chercher à imposer au prolétariat international une série de défaites idéologiques, politiques et... physiques sanglantes (par des provocations et la répression). Et cela afin de lui infliger une défaite “ historique internationale ” qui seule ouvrirait au capitalisme la voie à une 3ème guerre impérialiste mondiale. Affirmer que nous sommes entrés dans cette période n’est ni “ optimiste ”, ni “ pessimiste ”, et ne préjuge en rien de l’issue de cette phase de la lutte des classes. Par contre, c’est indiquer que nous entrons dans un processus réel, pratique, historique, particulier dont il convient de comprendre les caractéristiques et les tendances “ lourdes ”, c’est-à-dire déterminantes, tout en se gardant de confondre « une tendance historique juste en elle-même en un fait accompli » (Engels à Kautsky, 14 octobre 1891). Pourquoi tant de camarades voient-ils dans l’affirmation d’une tendance historique à des confrontations massives entre les classes l’affirmation de la victoire du prolétariat comme “ un fait déjà accompli ” ou inéluctable ?

Il y a un fil (un film serions-nous tenté de dire) ininterrompu, une continuité historique, de la lutte des classes et de la lutte ouvrière en particulier. Ce fil de la lutte des classes, cette continuité, son histoire, est donc parcouru par des moments qui se “ répondent ” les uns après les autres si l’on peut dire – y compris dans des périodes de pire contre-révolution – et très souvent indirectement, pas de manière immédiate ou mécanique :

« En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques ; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l’effet se succèdent et alternent sans cesse, et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s’exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie. C’est précisément la grève de masse qui constitue leur unité. La théorie subtile dissèque artificiellement, à l’aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une « grève politique pure » ; or une telle dissection - comme toutes les dissections -ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre. » (Rosa Luxemburg, grève de masse).

Grossièrement [5], on peut dire qu’aux attaques bourgeoises répondent les luttes ouvrières et à celles-ci répond la bourgeoisie principalement aux plans politiques (syndicats, forces de gauche) et plus généralement idéologiques par des campagnes et des thèmes particuliers selon les moments. Cette continuité historique de la lutte des classes se manifeste aussi par l’expérience que les deux classes ont développée sur ce terrain. Même dans les pires moments, les années 1930 et 1940 par exemple, la lutte des classes existe et surtout “ est en mouvement ”. Même au cœur de la 2ème guerre mondiale, la lutte des classes s’est poursuivie et des luttes ouvrières (rares mais réelles) se sont développées, y compris dans l’Allemagne bombardée massivement. La lutte des classes est un processus permanent qui présente, en fonction des rapports de forces historiques entre les classes, des dynamiques dans tel ou tel sens, ou direction, par rapport à la perspective révolutionnaire. Ou bien elles s’en éloignent ou bien elles s’en rapprochent ou s’orientent vers celle-là. La lutte des classes, le rapport des forces entre celles-ci, n’est jamais statique mais toujours en mouvement (plus ou moins rapide). Le cours historique des événements s’oriente dans un sens ou dans un autre sans que cette prédominance élimine, ou fasse disparaître, complètement l’autre tendance.

Y -a-t-il une différence entre les années 1930 et aujourd’hui ?

80 ans plus tard, il est aujourd’hui clair pour tous que dans les années 1930 le cours de la lutte des classes, globalement, tendanciellement, allait vers la guerre mondiale. Ce cours n’a pas cessé (sauf en de rares sursauts vite défaits comme les grèves massives de mai-juin 1936 en France et Belgique, comme lors de l’insurrection ouvrière contre le coup d’État de Franco de juillet 1936 en Espagne) de conduire la classe ouvrière de tous les pays à se ranger chaque fois plus derrière les drapeaux nationaux, les mots d’ordre anti-fascistes et les grands partis de gauche (partis socialistes et staliniens) et de provoquer des répressions sanglantes. Chaque sursaut prolétarien de cette période s’est terminé par un renforcement de l’idéologie bourgeoise dans les rangs prolétariens et par la perte de confiance dans la perspective prolétarienne tant par les défaites politiques que physiques. Et cela même lorsqu’il pouvait y avoir un sentiment de victoire immédiate comme en France après les grandes grèves de mai-juin 1936 (avec les augmentations de salaire et les congés payés). Pourtant si l’on compare de manière statique les années 1920-1930 à aujourd’hui, il apparaît que le prolétariat de 2015 est bien loin de présenter les mêmes sentiments de classe et les mêmes aspirations révolutionnaires et donc, en apparence, la même force que les générations des années 20 et 30. Les photos des ouvriers en arme de juillet 1936 à Barcelone brandissant des drapeaux rouges et noirs, rouges ou noirs, éveillent plus notre imaginaire et nos espoirs d’une classe ouvrière mythique que celles des ouvriers d’aujourd’hui, téléphones portables en main pour “ Twitter ”, et défilant derrière les bannières syndicales ou pour la ¡Democracia ya ! des indignés espagnols. Et pourtant, les uns et les autres ne portent pas la même force et dynamique. Si les premiers peuvent sembler se situer sur un barreau plus élevé de l’échelle, selon la photo, le film montre qu’ils la descendent inexorablement alors que les seconds, les générations d’aujourd’hui, la montent (même si trop lentement à notre goût). Les premiers se dirigeaient vers la défaite sanglante car ils étaient déjà défaits politiquement et idéologiquement avant d’être massacrés sur les fronts militaires [6]. Les autres, aujourd’hui, même si la plupart ne se considèrent individuellement qu’à grand peine comme “ ouvrier ” et ne brandissent pas de drapeau rouge, tendent à résister aux impératifs des sacrifices derrière l’État capitaliste. Vont-ils plutôt vers une adhésion large derrière des thèmes idéologiques bourgeois (la lutte contre le terrorisme et la défense de la démocratie par exemple), vers une participation active dans des organisations politiques bourgeoises (particulièrement de gauche ou syndicale), vers un enrôlement derrière l’État et la nation, et tendent-ils à abandonner la défense de leurs intérêts de classe comme l’écrit MG ? Ou bien vont-ils plutôt vers une défense de leur intérêts immédiats de classe, vers une indifférence à l’égard des grandes campagnes idéologiques, vers une désaffection des organisations politiques et syndicales bourgeoises, un détachement et une méfiance envers l’État ? Nous pensons, que des deux tendances existantes, c’est cette dernière qui est dominante aujourd’hui et qu’elle détermine le cours des événements. Cette différence, cette direction opposée, ce cours contraire, d’avec les années 1930 est fondamentale du point de vue historique. Reconnaître cela ne veut pas dire que la victoire prolétarienne est assurée. Mais bien au contraire que s’engage un combat difficile dans lequel les groupes communistes, aussi dispersés et faibles numériquement soient-ils aujourd’hui, doivent lutter pour influer et même gagner le maximum d’ouvriers à leur orientation politique et ainsi éviter le renversement du cours des événements. Pour cela, encore faut-il qu’ils sachent en reconnaître le sens général afin d’adapter leurs mots d’ordre à leur évolution, y compris aux sauts et ruptures qu’ils peuvent connaître.
Ouvriers, devenus miliciens républicains espagnols sur le front militaire en 1936 : si loin des villes, si loin de leur intérêts de classe...

Ouvriers, devenus miliciens républicains espagnols sur le front militaire en 1936 : si loin des villes, si loin de leur intérêts de classe...

Il ne s’agit donc pas de savoir si le rapport de forces “ immédiat ” est en faveur ou défaveur du prolétariat – il est en défaveur de la classe exploitée car le pouvoir d’État est exercé par la classe exploiteuse – mais de savoir quelle est la marche des événements, leurs “ cours ”, face à l’alternative historique révolution prolétarienne ou guerre impérialiste généralisée. Nous savons aussi que ce “ cours ”, cette tendance lourde du prolétariat à se “ préoccuper de ses conditions de vie ” au détriment des intérêts économiques et politiques du capital, peut très bien être renversée par une “ contre-tendance devenue au moins aussi lourde ”. Celle-ci ne pourrait être le résultat que d’une série de défaites idéologiques, politiques et physiques d’une ampleur comparable à celles subies... dans les années 1920, principalement en Allemagne (la défaite définitive est prononcée en octobre 1923) et en Russie (la défaite allemande précipitant l’adoption du “ socialisme en un seul pays ”, le cours contre-révolutionnaire et la terreur stalinienne qui l’accompagne).

C’est exactement l’enjeu de la période dans laquelle nous entrons : est-ce que la classe dominante va réussir à imposer de telles défaites aux différentes fractions du prolétariat international ? Pour les camarades et groupes qui pensent qu’il n’y a pas de “ cours historique ” et, comme MG le pense, qu’aujourd’hui la classe ouvrière n’est pas dans une dynamique générale de “ défense de ses conditions de vie ”, c’est-à-dire de lutte pour ses intérêts de classe, les enjeux politiques particuliers qui se présentent (et qui vont se présenter concrètement les uns après les autres) n’existent pas. Ainsi, outre que l’argumentation qu’ils fournissent pour démontrer leur position – “ la misère et les guerres continuent ” – tourne le dos à la théorie marxiste sur l’État et flirte avec l’anarchisme, ils se rendent incapables (s’ils veulent intervenir dans la lutte des classes) d’aller au-delà, dans le meilleur des cas, d’une simple présentation de grands principes abstraits sans tenir compte des moments concrets des luttes et lorsqu’ils en tiendront compte, ils seront sans boussole, ballottés par les différents épisodes et batailles, en retard sur la situation, in fine incapables de « prendre et garder la direction véritable d’un mouvement de masse, et [d’] être à la tête de tout le mouvement au sens politique du terme, [de] fournir au prolétariat (...) pour la période des luttes à venir, une tactique et des objectifs. » (Rosa Luxemburg, Grève de masse).

RL, juillet 2015

Sur la relation entre les organisations révolutionnaires, le parti communiste, l’analyse des situations et la tactique et, en retour, leur influence sur le... parti

« L’étude et la compréhension des situations sont nécessaires pour prendre des décisions tactiques, parce qu’elles permettent de signaler au mouvement que l’heure de telle action prévue dans toute la mesure du possible a sonné, mais qu’elles n’autorisent en aucun cas l’arbitraire des chefs, l’improvisation “ ou des surprises ”. On ne peut prévoir avec une certitude absolue la façon dont les situations objectives se développeront, mais on peut prévoir la tactique dans ses grandes lignes. Nier cette possibilité et necessité revient à nier la tâche du parti et nier du même coup la seule garantie que nous ayons qu’en toutes circonstances ses militants et les masses répondront aux ordres du centre dirigeant. Dans ce sens, le parti n’est ni une armée ni un quelconque organe étatique, car dans ces organes le rôle de l’autorité hiérarchique est prépondérante et celui de l’adhésion volontaire nul. (...) Le parti étant lui même perfectible et non parfait, nous n’hésitons pas à dire qu’il faut beaucoup sacrifier à la clarté et au pouvoir de persuasion des règles tactiques, même au prix d’une certaine schématisation : à supposer même que les situations ruinent les schémas tactiques préparés par nous, ce n’est pas en tombant dans l’opportunisme et dans l’éclectisme qu’on pourra y rémédier, mais en faisant de nouveaux efforts pour conformer la ligne tactique du parti à ses tâches. Ce n’est pas seulement le bon parti qui fait la bonne tactique, mais aussi la bonne tactique qui fait le bon parti, et la bonne tactique ne peut être qu’une de celles que tous ont comprises et choisies dans leurs grandes lignes.

Ce que nous nions essentiellement est qu’on puisse mettre une sourdine à l’effort et au travail collectifs du parti pour définir les règles de sa propre tactique, et exiger une obéissance pure et simple à un homme ou à un comité ou à un seul parti de l’Internationale et à son appareil dirigeant traditionnel.

L’action du parti prend l’aspect d’une stratégie aux moments cruciaux de la lutte pour le pouvoir, pendant lesquels cette action revêt un caractère essentiellement militaire. Dans les phases qui précèdent, l’action du parti ne se réduit pourtant pas purement et simplement à l’idéologie, la propagande et l’organisation, mais elle consiste, comme nous l’avons déjà dit, à participer aux différentes luttes auxquelles le prolétariat est conduit. La codification des règles tactiques du parti vise par conséquent à établir à quelles conditions son intervention et son activité dans ces mouvement, son agitation au feu des luttes prolétariennes seront en harmonie avec son but révolutionnaire final et permettront à sa préparation théorique, à son organisation et à sa préparation tactique de progresser simultanément. »

(Action et tactique du parti, Thèses de la gauche présentées au 3e Congrès du PC d’Italie, Lyon 1926)

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Notes:

[1. Les COBAS et les Coordinations surgirent en Italie et France au milieu des années 1980 comme des formes d’organisation ouvertes des luttes entre comités de grève et assemblées générales (note de la rédaction).

[2. Dans un précédent courrier, le camarade MG nous avait transmis des commentaires critiques rapides sur l’approche que nous utilisons pour dénoncer la démocratie bourgeoise en particulier dans RG #2. Sans doute aurons-nous l’occasion d’y revenir dans le futur.

[3. Discuter sérieusement, avec méthode, du degré de validité ou d’erreur de cette analyse impliquerait de revenir sur les conditions d’alors de son élaboration, sur la valeur des questions politiques qui se posaient à la fin des années 1970 et à l’orée des années 1980 – en particulier avec le changement d’orientation politique de la bourgeoisie vis-à-vis de la classe ouvrière passant de la perspective de partis de gauche au pouvoir (années 1970) à celle de partis de droite “ dure ” qu’incarnaient dans les années 1980 l’arrivée au pouvoir de Thatcher (1979) en Grande-Bretagne et de Reagan (1981) aux États-Unis. Par ailleurs, la plupart des critiques “ des années de vérité ” d’aujourd’hui, souvent d’anciens du CCI, présentent cette analyse comme le début de la fin du CCI. Ce faisant, ils oublient toute l’expérience d’intervention de cette organisation dans les années 1970 et 80 et, de fait, la rejettent et participent d’en éloigner les jeunes générations révolutionnaires.

[4. “ Dominante ” car il ne s’agit pas d’avoir une vision unilatérale excluant toute possibilité de tendance opposée.

[5. Il serait faux de réduire cette interaction permanente, cette lutte permanente, entre les classes « pour ainsi dire [à] l’intérieur de leur lutte économique, c’est-à-dire en partant uniquement (ou du moins principalement) de cette lutte, en se basant uniquement (ou du moins principalement) sur cette lutte », en la limitant à la seule « sphère des rapports entre ouvriers et patrons » (Lénine, Que faire ?) et rejoindre ainsi la vision économiste selon laquelle la lutte des classes n’est qu’au plan économique immédiat et essentiellement à partir des relations sur les lieux de production. Contrairement à l’idée commune qui oppose les deux révolutionnaires sur cette question, Lénine rejoint la vision développée par Rosa Luxemburg dans Grève de masse... Mais c’est là un autre débat.

[6. En Espagne, la défaite politique est malheureusement rapidement consommée une fois le pouvoir d’État remis aux nationalistes catalans et la plupart des ouvriers “ insurrectionnels ” de Barcelone en partance pour le front de Saragosse dans les milices anti-fascistes – soit quelques jours à peine après le 18 juillet 1936 – où ils finiront pas se sacrifier en masse pour la défense de l’État républicain comme ceux de Madrid et des plus grandes villes espagnoles.