Révolution ou Guerre n°15

(16 mai 2020)

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Réponse au Gulf Coast Communist Fraction : Participer aux campagnes électorales pour faire de la propagande ?

Le GIGC au Gulf Coast Communist Fraction,

Chers camarades,

Nous voulons répondre à votre lettre [1], datée du 30 novembre sur votre site web, et poursuivre le débat sur les positions fondamentales d’une organisation communiste aujourd’hui, et plus particulièrement sur les Points d’unité [2] du GCCF. Plus précisément, nous voulons commenter ici et répondre de manière critique uniquement aux arguments que votre lettre apporte à nos objections [3] au point #12. Il y est dit que « les communistes peuvent se présenter aux élections pour exposer l’imposture de la démocratie bourgeoise », ce avec quoi nous ne sommes pas d’accord. Nous traiterons dans une autre lettre les autres points qui ne présentent pas un tel désaccord.

Mais avant tout, nous voulons souligner le sérieux de la réflexion et des arguments de votre lettre. Nous sommes convaincus que le débat que nous développons intéressera et concernera de nombreux lecteurs, contacts et sympathisants des courants internationaux de la Gauche communiste et leurs expressions politiques. À notre avis, votre lettre participe à l’approfondissement des questions politiques, parfois même par une approche unique, qui peut enrichir et clarifier les débats politiques généraux et les confrontations au sein du camp prolétarien.

Les révolutionnaires et les groupes communistes peuvent-ils se présenter aux élections pour des raisons tactiques de pure propagande dans notre période historique ? « Si des travailleurs combatifs sont mobilisés sur le terrain électoral, il peut être nécessaire que les révolutionnaires se présentent aux élections pour tenter d’éloigner les travailleurs du terrain électoral et de les attirer sur le terrain de la classe prolétarienne », affirme votre lettre, après avoir rappelé à juste titre « que la dictature du prolétariat doit être établie en dehors et contre le parlement ou les organes législatifs bourgeois ». Selon elle, « se présenter aux élections [serait tactique] et à des fins purement propagandistes ». L’argumentation de la lettre pour défendre une participation exceptionnelle aux élections doit être examinée avant d’être repoussée. Elle rejette à juste titre toute dérive anarchiste et tout slogan abstrait qui conduirait à l’indifférentisme politique. Sur ce point, elle fait référence à la Gauche italienne, qui n’est pas d’accord avec la position de l’IC sur la question du parlementarisme et de la participation électorale. La Gauche a proclamé à juste titre que son abstentionnisme n’avait rien à voir avec l’abstentionnisme anarchiste ou anarchisant, et que son désaccord avec la majorité de l’IC était de nature tactique et non de principe.

1) La position de la Gauche italienne sur le parlementarisme était-elle seulement tactique ?

Il faut rappeler que la Gauche italienne a déclaré cette question comme tactique uniquement parce que l’Internationale communiste (IC) avait adopté définitivement la participation aux élections lors de son deuxième congrès, en juillet 1920, avec les Thèses sur les partis communistes et le parlementarisme. La Gauche italienne, qui précisément s’appelait la Fraction Communiste Abstentionniste avant la création du PC d’Italie, voulait exprimer sa fidélité et son respect à la discipline de l’IC. Il est important de rappeler qu’elle s’est principalement concentrée, après la bataille pour les 21 conditions d’admission à l’IC dans laquelle elle avait été au premier plan, dans le combat politique pour imposer la discipline générale des principes de l’IC aux tendances et fractions de droite qui adhéraient à l’Internationale, en particulier en Italie et en France ; et qui s’opposaient en fait, et sabotaient la véritable, c’est-à-dire politique, centralisation de l’Internationale. Il convient donc de relativiser, du moins de mettre en perspective, le sens réel et l’utilisation de l’argument tactique de l’époque par la Gauche italienne sur cette question particulière.

Quelle était exactement la position de la Gauche italienne ? Quelle était son argumentation ? « Actuellement, la tâche des communistes dans leur œuvre de préparation idéologique et matérielle de la révolution est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et de ces préjugés [démocratiques] (…) cette tâche revêt une importance particulière et vient au premier rang des problèmes de la préparation révolutionnaire (…) C’est pourquoi les partis communistes n’obtiendront jamais un large succès dans la propagande pour la méthode révolutionnaire marxiste s’ils n’appuient pas leur travail direct pour la dictature du prolétariat et pour les Conseils ouvriers sur l’abandon de tout contact avec l’engrenage de la démocratie bourgeoise » (Thèses sur le parlementarisme présentées par la Fraction communiste abstentionniste du Parti socialiste italien au 2e congrès de l’IC, 1920 [4]).

La thèse #10 traite directement de la dimension tactique. « La très grande importance attribuée en pratique à la campagne électorale et à ses résultats, le fait que pour une période fort longue le parti lui consacre toutes ses forces et toutes ses ressources (hommes, presse, moyens économiques) concourt, d’un côté, malgré tous les discours publics et toutes les déclarations théoriques, à renforcer la sensation que c’est bien là l’action centrale pour les buts communistes et, de l’autre, provoque l’abandon presque complet du travail d’organisation et de préparation révolutionnaire, donnant à l’organisation du parti un caractère technique tout à fait contraire aux exigences du travail révolutionnaire légal ou illégal. »

Les thèses concluent finalement que « le succès de la campagne électorale se jugera toujours et uniquement sur le nombre de voix ou de mandats obtenus. Tous les efforts des partis communistes pour donner un caractère tout à fait différent à la pratique du parlementarisme ne pourront pas ne pas conduire à l’échec les énergies dépensées dans ce travail de Sisyphe. La cause de la révolution communiste exige instamment qu’elles se dépensent au contraire sur le terrain de l’attaque directe du régime de l’exploitation capitaliste ».

Le fait que la Gauche italienne se soit nommée abstentionniste dément qu’elle n’ait donné qu’un caractère tactique à cette participation à la campagne électorale. Les thèses qu’elle a présentées au Congrès de l’IC ont donné le fondement théorique et politique d’une telle position abstentionniste « dans la période historique actuelle (ouverte par la fin de la guerre mondiale avec ses conséquences sur l’organisation sociale bourgeoise ; par la Révolution russe, première réalisation de la conquête du pouvoir par le prolétariat, et par la constitution de la nouvelle Internationale en opposition au social-démocratisme des traîtres) et dans les pays où le régime démocratique a depuis longtemps achevé sa formation » (ibid.).

2) Se présenter aux élections pour faire de la propagande ?

Voyons maintenant vos arguments dans le cadre de cet héritage historique. Votre lettre met en avant et défend le fait que « se présenter aux élections pour des raisons tactiques (...) n’est potentiellement utile que pendant une période de combativité de classe réelle ». Il existe une différence fondamentale entre la période des premières dynamiques de lutte des classes du XIXe siècle et leur dynamique actuelle, dont la principale caractéristique est la grève de masse telle que Rosa Luxemburg l’a décrite. Dans le premier cas, les mobilisations massives de classe pouvaient s’articuler et être complétées avec la participation à des campagnes électorales – nous ne pouvons pas développer davantage ce point spécifique dans cette réponse et on peut se référer, entre autres documents de divers courants communistes de gauche, à la Thèse #6 du texte ci-dessus de la Gauche italienne. Dans le second cas, « dans cette période historique, se présenter aux élections est rarement, voire jamais, une tactique productive pour les communistes », comme le dit votre propre lettre. Il aurait été utile que la lettre fournisse un exemple d’une quelconque "tactique productive rare" pour fonder historiquement et matériellement votre position. Notons qu’en tant que telles, les deux phrases de votre argumentation se contredisent.

Voyons d’abord une expérience historique, méthode scientifique, pour débattre et clarifier cette question. Lors de la grève générale de mai 1968 en France, la dissolution de l’Assemblée nationale et l’ouverture d’une campagne électorale marquèrent le tournant de la grève de masse et ouvrit sa phase de reflux. Le 30 mai, le président français de l’époque, De Gaulle, dissout l’Assemblée nationale des députés en pleine grève générale à un moment où celle-ci hésitait sans perspectives plus claires – en partie à cause des syndicats et des actions et manœuvres du Parti communiste stalinien [5]. Cette dissolution et l’annonce de la campagne électorale – les élections eurent lieu les 23 et 30 juin – furent les principales armes dont disposait l’État pour reprendre le contrôle de la situation en détournant l’attention de grandes parties de prolétaires, et de l’ensemble de la ’population’, de la grève de masse sur le terrain démocratique bourgeois, en imposant ainsi son calendrier et ses enjeux politiques. Elle réussit à faire dérailler puis à vaincre la lutte ouvrière. Toute participation des révolutionnaires à celle-ci aurait été en opposition directe avec les grèves. Même les trotskystes ont dénoncé les élections de juin 1968 et ont refusé d’y participer et de l’utiliser à des fins de propagande comme ils le font et le défendent habituellement. Nous pourrions nous référer à d’autres expériences historiques de même "nature", comme l’échec de la Révolution allemande où la constitution d’une Assemblée nationale constituante le 19 janvier 1919 fut un élément clé du succès de la contre-révolution bourgeoise sanglante [6].

Derrière votre position et les arguments avancés par la lettre, nous pensons qu’il y a une différence de compréhension de la dynamique réelle de la lutte des classes. Lorsque le prolétariat est déjà massivement mobilisé et en lutte, il commence à se considérer, à agir et à penser, comme une classe collective – et non comme une addition d’individus. Il serait gravement et dangereusement erroné de participer exceptionnellement à la campagne électorale démocratique au moment même où la classe tend en fait à « s’éloigner du terrain électoral pour se retrouver sur le terrain de la classe prolétarienne » et à affirmer son caractère de classe collective. Dans notre période historique, cela participerait de repousser les travailleurs sur le terrain bourgeois, alors qu’ils tendent à s’en éloigner, à prendre de la distance par rapport à l’idéologie démocratique et à la mystification électorale ainsi qu’à l’appareil d’État capitaliste. Pour les révolutionnaires, « se présenter aux élections » dans une telle situation serait participer objectivement et activement à attirer l’attention sur le moment électoral bourgeois, un moment privilégié pour l’idéologie bourgeoise, et détourner les travailleurs du terrain et de la lutte prolétarienne ; de leur tendance à agir et à penser en tant que classe collective pour les ramener à la pensée et à l’action individuelles.

Maintenant, quand il n’y a pas de mobilisation particulière de la classe ouvrière, il n’y a pas de dynamique collective "ouverte" de lutte de classe et les grandes masses de prolétaires n’ont pas tendance à agir et à "penser" en tant que classe collective, mais en tant qu’individus. C’est-à-dire qu’ils restent globalement, en tant qu’individus, sur le terrain bourgeois et sont massivement soumis à l’idéologie démocratique et individualiste propre au capitalisme. Ainsi, le slogan démocratique "un homme/femme, une voix" des élections bourgeoises est particulièrement adapté au maintien et même au renforcement de la soumission idéologique de la plus grande partie du prolétariat à l’idéologie et aux campagnes politiques bourgeoises. Les périodes électorales sont précisément le moment où tout l’appareil d’État, toute la classe dominante, est mobilisé et "occupe" tout le terrain politique et idéologique. C’est-à-dire que la bourgeoisie est précisément à l’offensive et ne laisse pas de place aujourd’hui – contrairement au XIXe siècle – à la propagande révolutionnaire dans le cadre du processus électoral. Il est donc impossible de faire une propagande de "masse", même partiellement efficace, face à l’écrasante campagne démocratique et électorale... à moins de croire que les moyens de propagande des minorités politiques communistes actuelles puissent rivaliser avec les médias de masse et l’ensemble de l’appareil d’État. Et que la diffusion de la conscience de classe puisse être réduite à des processus individuels et se développer grâce à la Raison.

Pour conclure ce point, se présenter aux élections aujourd’hui, quel que soit le pays, serait tactiquement une énorme perte d’énergie pour aucun "résultat", ni "succès". Politiquement, ce serait aider la classe dominante à s’opposer à la dynamique de classe prolétarienne "s’éloignant" du terrain bourgeois et participer objectivement à sa campagne et son offensive contre le prolétariat. Sur le plan des principes, ce serait finalement très dangereux pour les révolutionnaires. D’une part, la futilité de cette tactique pour le prolétariat, le sentiment d’impuissance et de lutte inutile, affaiblit les convictions politiques et de classe. D’autre part, une telle pratique conduirait inéluctablement à des concessions opportunistes aux idéologies démocratiques bourgeoises et individualistes de la petite bourgeoisie, sapant la compréhension de la dynamique de la lutte de classe comme une dynamique collective plutôt que comme la somme des individus.

« En raison de la grande importance qu’elle revêt en pratique, il n’est pas possible de concilier l’action électorale avec l’affirmation qu’elle n’est pas le moyen d’atteindre le but principal de l’action du parti : la conquête du pouvoir ; et il n’est pas possible d’éviter qu’elle n’absorbe toute l’activité du mouvement en le détournant de la préparation révolutionnaire » (Thèses de la Fraction communiste abstentionniste du Parti socialiste italien, Il Soviet #16 et 17 juin 1920, nous soulignons, http://www.pcint.org/).

Fraternellement, le GIGC, le 28 décembre 2019.

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Notes:

[3. cf notre réponse dans RG #12 (http://igcl.org/Lettre-au-GCCF-sur-ses-nouveaux).

[4. Elles furent rejetées par le congrès qui adopta celles sur le Parti communiste et le parlementarisme qui défendaient la participation des partis communistes aux élections au nom du parlementarisme révolutionnaire.

[5. Le 27 mai, après des "négociations" avec le gouvernement, le leader stalinien de la CGT de l’époque, Georges Séguy, se rend à l’immense usine Renault de Billancourt, en banlieue parisienne – aujourd’hui disparue. Il y présente favorablement l’accord (appelé "accords de Grenelle") et commence à appeler à l’arrêt de la grève. Les milliers d’ouvriers présents à cette assemblée générale se sont immédiatement mis à siffler et à huer. La même chose se produisit dans de nombreux lieux de travail dans tout le pays. La grève se poursuivit, mais sans réelle perspective. Les travailleurs n’arrivèrent pas à disputer la direction de la lutte aux syndicats et ils les laissèrent diriger le combat malgré leur méfiance croissante. Sans perspectives concrètes à développer – et les quelques groupes et cercles communistes présents n’étaient pas en mesure d’en fournir –, la classe dirigeante eut l’occasion pour reprendre l’initiative politique en... utilisant la carte démocratique et les élections. Puis, malgré la poursuite de la grève jusqu’à la fin juin, la dynamique de la confrontation des classes s’inversa le 30 mai avec la dissolution de l’Assemblée nationale et l’État reprit dès lors, de plus en plus et jusqu’à la fin, le contrôle sur les moments et le terrain de la confrontation.

[6. Il ne faut pas croire que cette utilisation par la bourgeoisie de la mystification électorale pour contrer les mobilisations n’appartient qu’à l’histoire (ou aux pays européens). Il en va de même pour le mouvement "étudiant" au Québec en 2012, dont le "tournant", le début de son reflux, a été provoqué par le déclenchement d’une période électorale : « le mouvement a été vidé de sa substance grâce aux élections de septembre 2012 » (Assemblée de lutte étudiante et de quartier, brochure des Communistes Internationalistes-Klasbatalo).