Révolution ou Guerre n°5

(Février 2016)

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Sur l’évolution des rivalités impérialistes à partir de l’intervention russe en Syrie et sur l’intervention des révolutionnaires

La prise de position qui suit est issue d’une discussion et d’un débat contradictoire au sein de notre groupe à propos de la signification et des implications de l’intervention militaire russe en Syrie à partir du 30 septembre 2015. Un camarade a commencé à questionner notre position sur la dynamique de polarisation impérialiste qui, si le prolétariat ne réussit pas l’entraver en imposant sa propre perspective révolutionnaire, mène à la constitution de blocs impérialistes et au déclenchement d’une 3e Guerre mondiale. Selon les thèses sur la situation historique que nous avons adoptées lors de notre conférence de 2013, « depuis 1989, seule l’Allemagne émerge comme puissance impérialiste en capacité de s’imposer comme une tête de bloc impérialiste à venir ». Il pouvait apparaître que l’intervention militaire russe brutale et massive en Syrie démentait notre thèse en remettant la Russie au centre du jeu impérialiste mondial. Au cours de la discussion, le camarade a affirmé se sentir plus en accord avec les prises de position de la Tendance Communiste Internationaliste. De manière générale et pour résumer, la TCI ne reprend pas notre vision d’un "cours historique" et donc, entre autres, ni ses implications au niveau de l’évolution des rivalités impérialistes telle que nous pouvons la comprendre. Pour systématiser notre discussion, nous avons donc pris les articles de la TCI, en particulier La Turquie abat un avion de chasse russe et La dernière manoeuvre de Poutine en Syrie, comme axe de notre débat interne. À l’heure où nous écrivons, celui-ci est encore en cours.

Nous poursuivons ainsi la discussion et la problématique liées à la méthode d’analyse des situations et aux possibles "prévisions", c’est-à-dire à la définition de la marche et du cours des événements, que nous avons déjà traitées dans le numéro précédent de cette revue Prenons-nos désirs pour des réalités ? [1]. De fait, notre débat interne, qu’il aborde l’analyse de la lutte des classes ou celle des rivalités impérialistes, dépasse largement le cadre de notre groupe et traverse le camp prolétarien. Il s’articule pour l’essentiel autour des deux approches et méthodes défendues et mises en pratique par deux des principaux courants historiques de la Gauche communiste des années 1970 et 1980 représentés alors par le BIPR (aujourd’hui la TCI) et le CCI de cette époque. Si nous pouvions participer à ce que ces débats soient assumés consciemment, fraternellement et sans "esprit de boutique" par l’ensemble du camp prolétarien, nous aurions accompli une des tâches que notre groupe s’était fixé en se constituant.

Le GIGC, janvier 2016

Vers « une nouvelle guerre froide » entre les États-Unis et la Russie ?

Les articles de la TCI présentent très clairement et sans ambiguïté une position de classe non seulement en dénonçant les camps impérialistes en présence mais aussi en défendant l’alternative historique guerre ou révolution. Ce dernier élément est indispensable à une prise de position véritablement internationaliste qui, en terme de classe, se différencie et s’oppose aux mouvements et organisations pacifistes de la gauche bourgeoise. L’évolution immédiate des affrontements en Syrie et au Moyen-Orient et, plus particulièrement, les motivations impérialistes de la Turquie et de la Russie qui les voient s’affronter directement, sont décrites avec justesse. La discussion et les critiques que nous pouvons porter à ces prises de position sont donc d’ordre secondaire et s’adressent à des camarades de combat qui se trouvent du même côté de la barricade de classe face aux guerres impérialistes en général et particulièrement face à celle qui se déroule actuellement en Syrie. Débattre pour savoir qui de la Russie ou de l’Allemagne – pour présenter grossièrement l’enjeu de notre débat – représente à terme le probable principal rival impérialiste des États-Unis peut sembler sans importance pour la lutte des classes et l’intervention des révolutionnaires fidèles au principe de l’internationalisme. Pour notre part, nous pensons au contraire que les conclusions d’un tel débat en permettant la reconnaissance des termes, des enjeux et des différents moments des offensives et des batailles que la bourgeoisie va imposer au prolétariat international, sont nécessaires au développement d’une intervention communiste efficace.

Au-delà du conflit actuel en Syrie, l’article La dernière manoeuvre de Poutine en Syrie (daté du 5 octobre) tend à dégager parmi les multiples intérêts antagoniques une ligne principale de fracture impérialiste opposant les États-Unis et la Russie [2] :

« Contre sa volonté, le dictateur syrien s’est trouvé au milieu d’un conflit impérialiste impliquant les forces les plus puissantes au niveau international. Pour l’impérialisme américain, mis en arrière-plan par l’Europe [la traduction en français fait un contresens politique : "backed by Europe" c’est-à-dire ’soutenu par l’Europe], l’élimination du régime de Bachar-el-Assad, comme celui de Kaddhafi, a signifié et signifie éliminer tout obstacle aux manœuvres de sa 6e Flotte dans la Méditerranée. Ce qui veut dire y éliminer tout soutien résiduel à l’impérialisme renaissant de Moscou et forcément reprendre le leadership de l’Ouest de l’Europe, tout en sapant le « monopoly » des sources d’énergie vers l’Europe elle-même. Les théâtres de cette "nouvelle Guerre Froide" sont les pays de l’Europe de l’Est, de l’ex-Yougoslavie à l’Ukraine en passant par la Pologne, la Bulgarie et la Hongrie. Les moyens usuels sont employés : s’appuyer sur l’OTAN et sur son expansion vers l’Est, fomenter des guerres civiles, des révolutions de "couleur" et appliquer des sanctions économiques. La chose importante était de ne pas permettre au vieil ours russe de gronder à nouveau sur la force de ses barils de pétrole et de ses mètres cubes de gaz naturel. »

Pris en soi, chacun des éléments ou faits relevés, et qui sont réels, peuvent sembler s’inscrire dans une dynamique de contrastes impérialistes s’organisant centralement autour d’un axe Russie-États-Unis, ces derniers « soutenus par l’Europe ». Mais de notre point de vue, il y a aussi de nombreux éléments que l’article ne prend pas en compte et qui, considérés eux-aussi en soi, peuvent indiquer une autre dynamique de polarisation impérialiste [3] :

- l’incapacité militaire à réellement permettre au pouvoir d’Assad de reprendre du terrain aux différentes forces rebelles en Syrie a assez rapidement révélé les limites de l’impérialisme russe ;

- écartée des négociations de Vienne sur la Syrie du 23 octobre entre les États-Unis, la Russie, la Turquie et l’Arabie Saoudite, la France – il en allait de même de l’Allemagne – est revenue dans le jeu suite aux attentats de Paris du 13 novembre au point de pouvoir proposer une coalition militaire à la Russie, d’augmenter son intervention militaire en Syrie et d’entraîner les principaux autres pays européens à la soutenir militairement en intervenant à ses côtés dans le cadre de l’Union européenne – et non de l’OTAN ;

- la proposition française de coalition militaire avec la Russie que Poutine soutenait – quelques semaines après le refus définitif français de fournir les bateaux militaires Mistral à celle-ci – a tourné court suite à la destruction de l’avion de chasse russe par la Turquie le 24 novembre, soit deux jours précisément avant la visite du président français Hollande à Moscou. « Le fait est que toutes les décisions majeures et la plupart des décisions plus secondaires sont prises par l’OTAN sur ordre de Washington » (Asia Times, 5/12/2015). Comment ne pas voir le sabotage des États-Unis de tout rapprochement entre la France et la Russie ?

- l’Allemagne, au prétexte des attentats parisiens, a décidé d’intervenir en Syrie (et au Mali) au côté de la France dans le cadre formel de l’Union Européenne.

Ces éléments d’importance signale qu’une opposition latente entre les américains et les ’européens’ s’exprime de façon continue. Affirmer à partir de ces seuls éléments qu’elle est l’opposition historiquement déterminante n’aurait pas beaucoup de valeur. Cela reviendrait à rechercher de manière absolue dans chaque événement, dans chaque fait immédiat, la vérification d’une analyse générale en faisant fi du caractère contradictoire de tout processus. Pour autant, la reconnaissance de la ligne principale de fracture impérialiste menant à la guerre généralisée n’en reste pas moins fondamentale pour que le prolétariat révolutionnaire et ses minorités politiques puissent appréhender les moments, les batailles et les enjeux concrets auxquels ils sont déjà et vont être confrontés : quel est le degré du danger de guerre du moment ; quels sont les thèmes idéologiques et les offensives politiques mis en place par la bourgeoisie ; le niveau et l’évolution du rapport de forces entre les classes ; et donc quels combats et quelles orientations politiques à mettre en avant...

Reconnaître « l’axe central » des antagonismes impérialistes au milieu de l’apparent chaos

La réalité contradictoire, voire même en apparence "chaotique", du processus guidant les rivalités impérialistes et menant à l’affirmation d’un axe central d’opposition et à la guerre généralisée, n’est pas un problème nouveau pour le mouvement ouvrier :

« Ces événements, qui se succédèrent coup sur coup, créèrent de nouveaux antagonismes en dehors de l’Europe : entre l’Italie et la France en Afrique du Nord, entre la France et l’Angleterre en Égypte, entre l’Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Asie orientale, entre le Japon et l’Angleterre en Chine, entre les États-Unis et le Japon dans l’océan Pacifique - une mer mouvante, un flux et reflux d’oppositions aiguës et d’alliances passagères, de tensions et de détentes, au milieu de laquelle une guerre partielle menaçait d’éclater à intervalle régulier entre les puissances européennes, mais, chaque fois, était différée à nouveau. Dès lors, il était clair pour tout le monde :

1°) Que cette guerre de tous les États capitalistes les uns contre les autres sur le dos des peuples d’Asie et d’Afrique, guerre qui restait étouffée mais qui couvait sourdement, devait conduire tôt ou tard à un règlement de comptes général, que le vent semé en Afrique et en Asie devait un jour s’abattre en retour sur l’Europe sous la forme d’une terrible tempête, d’autant plus que ce qui se passait en Asie et en Afrique avait comme contrecoup une intensification de la course aux armements en Europe.

2°) Que la guerre mondiale éclaterait enfin aussitôt que les oppositions partielles et changeantes entre les États impérialistes trouveraient un axe central, une opposition forte et prépondérante autour de laquelle ils puissent se condenser temporairement. Cette situation se produisit lorsque l’impérialisme allemand fit son apparition. » (Rosa Luxemburg, Brochure de Junius ; ch. 3, 1915, souligné par nous).

Il n’y a rien de nouveau à ce que, avant que les conditions historiques ne permettent l’affirmation claire de "l’axe central", nous assistions à une sorte de "chacun pour soi et tous contre tous" – le CCI y voit le chaos propre à la Décomposition. Comme marxistes, nous devons y voir un moment du processus menant à un nouvel ordre impérialiste mondial jusqu’à l’affirmation définitive de "l’axe central" organisé en blocs impérialistes pour la guerre généralisée. Il importe donc de prendre de la distance avec l’immédiat – sans le négliger – et d’essayer de reconnaître les lignes de force qui vont finir par s’affirmer – sauf si le prolétariat ne change directement les données du problème historique.

Une des difficultés pour comprendre la dynamique impérialiste actuelle est aussi due au fait qu’il n’y a pas aujourd’hui de blocs impérialistes constitués comme avant 1989. Or le schéma de la guerre froide est mort. L’existence inédite de blocs impérialistes strictement définis de 1945 à 1989 et sans guerre ouverte ne se reproduira pas. La question de la polarisation impérialiste et de la constitution de blocs impérialistes ne se pose plus comme après la 2e Guerre mondiale… mais plutôt comme avant quand « les deux camps adverses ne se groupèrent définitivement que peu de semaines avant le début de la guerre » (Fritz Sternberg, le conflit du siècle). Exemple illustre, le pacte germano-russe fut signé quelques jours à peine avant le déclenchement de la 2e Guerre mondiale alors que « dans ces conditions, rien ne semblait plus naturel qu’une alliance militaire entre les puissances occidentales et l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie » (idem). Cette alliance "contre nature" qui dura presque 2 ans et en pleine guerre ne réussit pourtant pas à empêcher que la tendance historique, de fond, "naturelle", finisse pas s’imposer malgré tout en jetant les deux impérialismes l’un contre l’autre en juin 1941.

La dynamique d’affirmation impérialiste de l’Allemagne

L’histoire du capitalisme nous enseigne qu’à l’époque impérialiste, l’antagonisme principal qui détermine en dernière instance l’évolution des rivalités et guerres est celui, historique, opposant la puissance impérialiste dominante du moment, hier les puissances coloniales britannique et française, aujourd’hui américaine, et celles arrivées plus tard sur le marché mondial et sur la scène impérialiste. Parmi celles-ci, l’Allemagne, de par l’énergie et le dynamisme du capital national, est la seule qui, par deux fois, a pu sérieusement envisager de remettre en cause l’ordre impérialiste prévalant et le menacer directement. Mais à chaque fois elle fut défaite. Toujours frustrée, engoncée, emprisonnée, réprimée, n’ayant jamais vraiment pu donner et exprimer toute sa puissance historique, sinon dans les guerres mondiales, l’Allemagne a été reléguée au rang d’une puissance de second ordre après sa destruction totale et systématique par l’aviation anglo-américaine de 1945 et pendant les 40 ans durant lesquels elle resta divisée. Dès l’implosion du bloc de l’Est et la réunification allemande, celle-ci n’a cessé, sur tous les plans, économiques et impérialistes, de revenir au premier plan comme acteur premier sur la scène mondiale. Ce sont donc des raisons historiques fondamentales et la dynamique de ces 25 dernières années qui nous poussent à penser que ce pays est appelé à être à terme – peu importe la conscience qu’en a aujourd’hui la classe dominante allemande elle-même – le principal rival impérialiste des États-Unis. Comme tout processus, celui-ci n’est pas inéluctable. Voilà pourquoi il importe de suivre l’évolution des rivalités impérialistes et de prendre en compte les faits qui s’opposent à lui. Il n’en reste pas moins qu’à ce jour, nous ne voyons aucun élément d’importance historique – comme le fut par exemple 1989 – qui remettrait en cause la tendance actuelle à l’affirmation de l’Allemagne impérialiste. Et encore moins être contestée par l’histoire et la dynamique particulière de la Russie de ces 25 dernières années – même si Poutine peut bien aspirer, et rêver, d’un retour à la puissance impérialiste passée de l’URSS.

Cette vision générale permet de comprendre que le véritable enjeu de l’opposition américano-russe – qui est réelle – en Syrie comme en Europe de l’Est, correctement décrit et dénoncé par la TCI, est précisément pour les américains d’empêcher tout rapprochement entre la Russie et l’Europe, l’Allemagne et la France au premier chef. Ce fut un demi-succès en Ukraine : l’accord de cessez-le-feu a été négocié entre ces derniers pays et en l’absence des États-Unis mis sur la touche. Par contre ces derniers avaient réussi à imposer des sanctions économiques contre la Russie qui non seulement handicapent encore celle-ci mais aussi, à un degré moindre, l’Europe. Au point même d’avoir enfoncé un coin important entre la Russie et la France à partir de la non-livraison des navires militaires Mistral. C’est avec le même souci que les américains ont "autorisé" – à un degré ou un autre – la destruction de l’avion de chasse russe par la Turquie… membre de l’OTAN et deux jours avant la visite du président français Hollande à Moscou. Ainsi la coalition militaire en Syrie proposée par la France et acceptée par la Russie devenait impossible.

Mais globalement et depuis la fin de l’URSS, et malgré les efforts américains, la tendance à un renforcement des liens économiques et au rapprochement impérialiste entre l’Allemagne (et derrière elle de la France, de l’Italie, etc. c’est-à-dire des principales puissances européennes continentales) et la Russie n’a cessé de se confirmer.

D’un point de vue historique, la décision d’intervention militaire de l’Allemagne au côté de la France suite aux attentats parisiens de novembre [4], marque un pas de plus dans l’affirmation impérialiste de l’Allemagne sur la scène mondiale. Quoiqu’on puisse penser de l’ampleur plus ou moins modeste de son intervention militaire dans le présent. En soi, de manière immédiate, cela ne va rien changer, ou si peu, dans le rapport de force militaire et impérialiste en Syrie. Une des difficultés de la bourgeoisie allemande est, outre sa constitution et son idéologie nationale "pacifistes" issues de 1945, l’inadaptation relative de ses forces armées. D’une part, elle ne dispose pas de l’arme nucléaire – mais gageons qu’elle s’en dotera très rapidement et très facilement le jour venu – et, d’autre part, son armée reste encore en grande partie adaptée à la situation d’avant 1989, c’est-à-dire à l’OTAN de l’époque. Si l’intervention militaire extérieure en Afghanistan dans le cadre de l’OTAN avait représenté une rupture, la fin "d’un tabou", par rapport à la Constitution allemande, l’intervention dans le cadre de l’UE au côté de la France représente une autre rupture significative du point de vue du cadre de l’intervention, hors OTAN, c’est-à-dire du point de vue politique et stratégique. « Nous allons devoir dégager beaucoup plus de moyens pour des initiatives de défense européenne communes (…). Notre but doit être une armée européenne commune » (Wolfgang Schaüble, le ministre des finances allemand, Bild le 27/12/2015 cité par La Tribune).

Prévoir et envisager le cours des événements

Il ne suffit pas aux groupes communistes de déclamer les principes de classe, l’internationalisme dans ce cas, ni d’affirmer que l’alternative historique est révolution ou guerre ou encore que le prolétariat doive reprendre le chemin de la lutte. Encore faut-il qu’ils essaient de se situer à l’avant-garde du combat de classe en avançant des orientations et des mots d’ordre concrets et qu’ils combattent pour gagner la direction politique effective de leur classe. La capacité à anticiper les événements pour pouvoir indiquer les combats à mener et les lignes d’affrontement entre les classes est essentielle pour l’organe de direction politique qu’est le parti et que doivent déjà chercher à être les groupes communistes. Et elle ne se limite pas au seul domaine des luttes ouvrières. « L’une des conditions essentielles de l’extension nécessaire de l’agitation politique, c’est d’organiser des révélations politiques dans tous les domaines. Seules ces révélations peuvent former la conscience politique et susciter l’activité révolutionnaire des masses. (…) La conscience des masses ouvrières ne peut être une conscience de classe véritable si les ouvriers n’apprennent pas à profiter des faits et événements politiques concrets et actuels pour observer chacune des autres classes sociales dans toutes les manifestations de leur vie intellectuelle, morale et politique, s’ils n’apprennent pas à appliquer pratiquement l’analyse et le critérium matérialistes à toutes les formes de l’activité et de la vie de toutes les classes, catégories et groupes de la population. Quiconque attire l’attention, l’esprit d’observation et la conscience de la classe ouvrière uniquement ou même principalement sur elle-même, n’est pas un social-démocrate ; car, pour se bien connaître elle-même, la classe ouvrière doit avoir une connaissance précise des rapports réciproques de la société contemporaine, connaissance non seulement théorique... disons plutôt : moins théorique que fondée sur l’expérience de la vie politique. » (Que faire ?, Lénine).

Certes il est juste, en soi, en général, par principe, et indispensable, d’affirmer qu’ « un capitalisme décadent ne peut produire que des crises, du chômage, la paupérisation et des guerres avec le prolétariat jouant son rôle habituel de chair à canon [et qu’] il n’y a qu’une seule alternative : soit le prolétariat international reprend le chemin oublié de la lutte frontale contre le capitalisme... » (La Turquie abat un avion de chasse russe...). Mais cela est insuffisant et il est maladroit – car cela peut être mal compris [5] – d’affirmer que « peu importe que ces épisodes de guerre soient isolés dans différentes zones stratégiques comme les tâches sur une peau de léopard, ou qu’ils soient plus généralisés. » (nous soulignons). Or, il importe de savoir le lieu et l’extension de ces conflits. Selon qu’ils aient lieu en Afghanistan, en Syrie, ou en Ukraine, pour ne citer que les conflits en cours, ils n’ont pas la même signification et ne présentent pas les mêmes enjeux pour le prolétariat international. Alors quand la guerre touche directement le prolétariat des pays centraux, sous la forme des attentats et des menaces terroristes dans les grandes métropoles d’Europe, il importe d’en relever la signification particulière et la nouvelle situation qu’ils révèlent. Dans le cas contraire, la défense des principes, l’internationalisme prolétarien, se révèle insuffisant, car atemporel, valable en tout temps et tout lieu abstraitement sans tenir compte des termes et enjeux concrets que chaque guerre impérialiste pose plus ou moins directement au prolétariat.

De même, ne pas distinguer clairement, ou pour le moins sous-estimer, la différence "qualitative" entre les guerres impérialistes actuelles "locales" et la guerre mondiale généralisée ne permet pas de préciser en termes concrets et actualisés comment la question de la guerre impérialiste se pose aujourd’hui à la classe ouvrière. Entre une vision d’une dynamique dominante de guerres impérialistes "locales" s’additionnant de façon continue jusqu’à la guerre généralisée – ce que peut laisser entendre un des articles de la TCI [6] – et celle d’une dynamique dominante de confrontations massives entre les classes qui vont décider de ce saut vers un cours à la guerre généralisée – ce que nous défendons –, les enjeux et batailles à "prévoir" entre les classes ne sont pas exactement les mêmes, ni les orientations politiques concrètes à mettre en avant.

La guerre impérialiste devient facteur direct de conscience de classe

La situation historique – la crise, les guerres et rivalités impérialistes, la situation du prolétariat pour ne citer que ses principaux facteurs – a changé en 2015 et ne présente plus les mêmes enjeux. La "nouvelle période qui s’ouvre" apporte un élément concret très important pour la lutte des classes : sous une forme ou sous une autre, la question de la guerre impérialiste se pose directement au prolétariat international et, à ce titre, devient un facteur direct de conscience. Au même titre que la crise économique. Jusqu’à présent les sacrifices économiques dus aux développement des dépenses d’armement et des guerres restaient encore peu directement perceptibles ou identifiables pour l’ensemble de la classe ouvrière mondiale – à l’exception des fractions du prolétariat des pays de la périphérie du capitalisme directement frappées. Par les menaces d’attentats aveugles, par la répression, par l’aggravation des conditions de travail, par la justification des attaques économiques et politiques, par les appels à l’union nationale – souvenons-nous des réactions "indignés" des politiciens bourgeois face aux grèves, pourtant timides, en Belgique du 23 novembre (voir dans ce numéro les travailleurs en Belgique donnent la seule et unique réponse) – la guerre impérialiste devient aussi une question concrète et immédiate qui interpelle directement le prolétariat dans ses grandes masses et dans ses bastions historiques des centres capitalistes.

Affirmer que la guerre devient un facteur de conscience au même titre que la crise a non seulement des implications pour l’intervention des groupes communistes mais a aussi pour conséquence de nouvelles lignes d’affrontement et d’enjeux idéologiques et politiques entre les classes. Avec la guerre au Moyen-Orient et l’intervention directe de toutes les grandes puissances, les attentats contre la France et l’avion de ligne russe, les appels à la guerre contre le terrorisme et à l’union nationale, les mesures de répression généralisées partout mises en place, nous sommes bien rentrés dans une nouvelle période de confrontations directes entre les classes que la bourgeoisie est contrainte, crise et rivalités impérialistes obligent, d’imposer au prolétariat international.

RL, décembre 2015.

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Notes:

[1On peut lire aussi dans le même numéro de Révolution ou Guerre#4 Sur les prévisions et la question du cours historique

[2. Cela nous a été clairement confirmé depuis la rédaction de cet article. La TCI a rendu compte de l’Assemblée générale de son groupe en Italie, le PCint, Vie du Parti (http://www.leftcom.org/it/articles/2016-01-16/vita-di-partito) dans lequel elle prend une position beaucoup plus précise : « En ce qui concerne la crise, la soi-disant reprise et la guerre, a été souligné comment la guerre en cours est, dans les faits, une petite guerre mondiale menée en apparence contre l’ISIS [l’État Islamique] mais qui en fait voit les brigands impérialistes se ranger les uns contre les autres dans une dynamique qui voit s’esquisser ce qui, dans un avenir plus ou moins proche, pourrait devenir deux pôles impérialistes opposés, d’un côté la Chine, la Russie, l’Iran et de l’autre les États-Unis, les Émirats Arabes, le Japon et une partie de l’Europe (qui est aussi dépendante en énergie de la Russie)  » (traduit par nos soins, nous soulignons).

[3. Nous laissons de côté ici les intérêts et le jeu des impérialismes locaux, Arabie Saoudite, Qatar, Iran, etc., qui, au fur et à mesure que les grandes puissances interviennent directement au plan militaire et s’affrontent au plan diplomatique, usant aussi de manœuvres et de coups tordus des services secrets, sont obligés de se ranger derrière celles-ci.

[4. Les attentats de janvier et de novembre à Paris ont été le prétexte idéal et cette décision allemande est une autre démonstration que nous sommes entrés dans une nouvelle période (RG #3)… depuis les attentats de Charlie Hebdo à Paris en janvier 2015.

[5. Très certainement, ce passage voulait souligner que toutes les guerres étaient impérialistes et le prolétariat n’avait pas à y participer.

[6. « À ceux qui aiment être alarmistes et craignent une 3e Guerre Mondiale, nous pouvons dire qu’une ’petite guerre’ a déjà lieu » (La Turquie abat un avion de chasse russe).