(8 mai 2021) |
Accueil | Version imprimable |
Luttes ouvrières en Argentine et au Canada
Nous reproduisons ici une prise de position du groupe révolutionnaire Émancipation [1] qui tire un certain nombre de leçons de luttes ouvrières en Argentine, à la fois sur les conditions de l’extension des luttes et son sabotage par les syndicats. Eussions-nous pu intervenir directement, il est hautement probable – à la lecture du document – que nous nous serions retrouvés à défendre les mêmes orientations et mots d’ordre dans les assemblées, les manifestations et les « piquets » face aux syndicats et aux gauchistes. Au milieu de la pandémie et des mesures de confinement ou encore de distanciation sociale, les deux utilisées et retournées contre l’émergence de réactions prolétariennes à la crise, il nous semble important de relever que le prolétariat, bien que passif et en grande partie déboussolé par la situation immédiate, peut – et doit – reprendre le chemin de ses luttes pour la défense de ses conditions de travail et de vie. Signalons aussi au passage la lutte des dockers de Montréal que les camarades de Klasbatalo, groupe affilié à la Tendance communiste internationaliste (TCI), ont retracé dans leur prise de position Ce que signifie vraiment la reprise [2].
Certains lecteurs, les réflexes sectaires ne surprenant plus personne, pourraient s’étonner de nous voir continuer à publier des prises de position d’Émancipation, plus connu sous le nom de son blog Nuevo Curso, alors qu’il a refusé de débattre et de répondre à nos critiques sur sa revendication historique de l’Opposition de gauche trotskiste des années 1930, présentée à tort comme « une Gauche communiste », et de la reprise à son propre compte de la position de Munis et du FOR sur une soi-disant révolution espagnole en 1936 [3]. Malgré cette faiblesse de fond qui ne peut à terme que présenter des contradictions insurmontables pour le groupe, Émancipation continue à publier des prises de position de classe qui peuvent éclairer, aider à clarifier, des questions d’actualité et d’ordre plus théorique d’un point de vue de classe. Voilà pourquoi, en fonction des axes que nous entendons présenter dans notre revue en relation aux priorités de la situation, nous n’hésitons jamais à reproduire des articles d’autres groupes révolutionnaires, qu’ils se revendiquent de la Gauche communiste, telle la TCI, ou non, tel Émancipation. De manière générale, nous considérons que notre revue doit aussi être une revue du camp prolétarien, plus particulièrement des forces « pro-parti » de celui-ci. Ce faisant, il nous semble qu’elle participe activement au combat pour le parti et le regroupement des forces communistes.
Un dernier mot : le CCI a renouvelé ses attaques ignominieuses contre Nuevo Curso et surtout contre notre propre groupe, contre « les voyous du GIGC ». Nous sommes une nouvelle fois présentés comme étant un « groupe policier » dans une litanie de calomnies longue de quatorze pages. Nous n’avons pas jugé utile de gaspiller une seule de nos pages pour reproduire le communiqué que nous avons été contraints de rédiger. Pour ceux intéressés, ou curieux, de voir jusqu’où le CCI ira dans sa dérive et son délire destructeurs, il est disponible sur notre site web [4].
Comment les syndicats et la gauche sabotent l’extension des luttes
(Émancipation – Nuevo Curso)
La situation en Argentine ces dernières années est devenue un catalogue des manœuvres des syndicats et de la gauche pour détourner et empêcher l’extension des luttes. Nous en avions eu un premier exemple en 2019 dans la province du Chubut. La dynamique des luttes dans la province autour des enseignants et des travailleurs de la santé avait été neutralisée par des appels à la grève du syndicat national court-circuitant le mouvement. Aujourd’hui, à Neuquén, nous voyons une stratégie alternative, mais non moins dommageable. Nous, travailleurs en Argentine et du reste du monde, avons beaucoup à apprendre de cette expérience afin de pouvoir affronter efficacement les syndicats et trouver notre propre terrain de lutte.
Dans la province de Neuquén, en Argentine, cela fait deux mois que les travailleurs autoconvocados de la santé luttent face gouvernement provincial pour un réajustement de leurs salaires qui ont été payés en retard dans un pays où l’inflation avoisinera les 40% cette année. Dans la plupart des cas, nous parlons de pertes de 70% du pouvoir d’achat. Les autoconvocados sont un groupe d’ouvriers qui a rompu avec le syndicat sur la base du rejet des accords que celui-ci avait signés, et qui s’est mis en grève tout seul. Il y a eu mille tentatives d’intimidation de ces travailleurs, même le gouvernement national a essayé, après que les gouverneurs provinciaux aient demandé l’intervention du Ministre du travail. Pendant ce temps, les luttes des travailleurs de la santé se sont étendues à la province voisine de Río Negro. Mais à Río Negro, les syndicats se sont joints aux revendications dès le départ, se heurtant à une partie des travailleurs qui cherchaient à s’unir aux grévistes de Neuquén.
La clé : l’extension des luttes ne peut se limiter à ce qu’il y ait une addition de luttes dans un même secteur, voire dans plusieurs. Pour être efficace, l’extension des luttes nécessite une centralisation en assemblées rassemblant tous les grévistes.
La gauche essaie de détruire la coordination entre les travailleurs
La tactique de la gauche consiste à maintenir les travailleurs dispersés ici et là. Beaucoup de piquets de grève [5], beaucoup de barrages routiers et des mobilisations segmentées par catégories et métiers. Tout pour éviter des assemblées ouvertes afin que l’extension devienne réelle et que les travailleurs en lutte dans le système de santé convergent avec les ouvriers agricoles, les enseignants, les travailleurs du pétrole, les mineurs, les pêcheurs, l’administration, et impliquent toute la communauté des familles de travailleurs qui ont besoin d’hôpitaux et d’écoles. C’est totalement à l’opposé de ce qui peut imposer avec succès une position de force pour les travailleurs.
L’atomisation ouvre la porte à l’instrumentalisation des ouvriers
Cependant, la prolifération des luttes a mis en échec plusieurs gouverneurs [de province, ndt], qui voient émerger chaque jour de nouvelles grèves et de nouveaux plans de lutte. Les chambres de commerce ont demandé au gouverneur Gutiérrez de désamorcer et d’en finir avec le conflit. Tous voient leurs entreprises en danger ; des stations-service qui souffrent de pénurie aux hôteliers et au secteur touristique dont les clients sont effrayés par les piquets de grève. Pour eux, l’extension des luttes signifie anarchie et chaos.
En même temps, la tactique de piquets continue à épuiser les travailleurs dans des échauffourées isolées et inutiles. Des camionneurs chiliens traversant la cordillère avec des marchandises tentent de lever les piquets de grève par la force. Les autoconvocados sont isolés dans ces batailles sur des routes vides. Mais ils résistent et font appel à la reconnaissance et au prestige acquis durant les mois de pandémie pour appeler la communauté à renforcer les piquets de grève plutôt qu’à étendre les luttes. Au lieu de renforcer l’extension des luttes en mettant en place des structures de rassemblement de tous les travailleurs, base du pouvoir de classe, les autoconvocados fragmentent davantage les travailleurs sur les routes en les détournant de l’usage de leur force numérique et de leur capacité à arrêter la production. Les travailleurs se retrouvent épuisés et sans perspective. Affaiblis et atomisés par les piquets, ils peuvent déjà être instrumentalisés par le gouvernement national, qui retarde la résolution du conflit afin de faire pression sur le gouvernement provincial de Neuquén, qui, bien qu’étant également un gouvernement péroniste, fait partie de l’opposition.
Le rôle de la gauche, du trotsko-stalinisme et des autoconvoqués
Les syndicats ATE, UPCN, ATSA interviennent dans la promotion de ces tactiques, qui brisent l’extension des luttes. La gauche trotsko-staliniste, liée à la FIT-U et à ses franges, est apparemment absente. Mais si nous nous arrêtons une minute pour étudier la situation, on découvre facilement qu’elle apparaît dans les grèves où les syndicats sont incapables de gérer la grève. Sinon, elle se met en retrait avec la régularité et la prévisibilité d’une loi physique. Le contraste avec les grèves illimitées qui, dans d’autres provinces, sont menées par des assemblées souveraines de travailleurs est frappant. Car là, les mêmes groupes politiques les ignorent et les cachent, orientant les travailleurs des autres centres uniquement vers les conflits gérés par ces groupes ou par la bureaucratie syndicale et dans lesquels ils imposent leurs tactiques.
La division du travail dans la gauche argentine
Favoriser l’émergence des autoconvocados est la tactique privilégiée par le Parti des Travailleurs Socialistes (PTS) [6], mais entre ses mains, elle mène à l’atomisation et à la dispersion des travailleurs sur tout le territoire. Rien qu’à Neuquén, il y a 25 barrages routiers. Les assemblées des centres de santé publique reçoivent systématiquement l’ordre d’engager des grèves isolées du reste des travailleurs, y compris des autres travailleurs de la santé. Elles décident des marches, des caravanes, des campements dans les bâtiments publics. Tout cela séparément secteur par secteur et hôpital par hôpital. Et cela se produit en même temps que les luttes des travailleurs du pétrole, de la santé privée, de la justice et des services publics et civils qui sont également en grève.
Ce n’est pas un hasard si la gauche présente les tactiques de piquets des autoconvocados comme un grand exemple de lutte. Elle sait bien que cela mène droit dans une impasse. Il est clair que c’est une tactique qui détruit l’extension des luttes en les atomisant. Il est impossible de ne pas voir qu’en provoquant des pénuries de carburant et de nourriture dans ces conditions, on tend à isoler davantage les travailleurs mobilisés de ceux des autres secteurs en imposant une aggravation de la situation des travailleurs de la province dans son ensemble... qui plus est dans les cas de Covid.
La gauche argentine, comme la gauche de n’importe quel autre pays, crée un véritable cordon sanitaire autour de la classe ouvrière, au moyen duquel elle tente de contenir et de disperser les mouvements de la classe ouvrière lorsqu’ils dépassent la première ligne de contrôle : les syndicats. Leur seule particularité est la profusion de tendances et le haut degré de spécialisation de chacun dans des secteurs spécifiques, généralement liés au contrôle local des subventions publiques (plans sociaux). Le maoïsme et autres staliniens gèrent des milliers d’organisations de chômeurs et de coopératives ; il ne s’agit pas vraiment de coopératives de travail classiques, mais de groupes de travailleurs ultra-précarisés et de chômeurs regroupés dans un cadre légal qu’ils ne peuvent pas contrôler et qui reçoivent des plans sociaux comme s’ils étaient une coopérative de travail. C’est une façon de s’assurer que s’ils sortent du cadre du chef de parti et de ses accords avec le politicien local en place, ils seront définitivement exclus et affamés. Un secteur du trotsko-stalinisme (MST, PO, IS) dirige également des secteurs de chômeurs par la distribution de plans sociaux, de soupes populaires et maintient ses propres groupes dans certains syndicats. Un autre secteur du même courant (PTS), qui ne gère pas de plans sociaux, est spécialisé dans la direction de syndicats combatifs et, dans certains cas, codirige des syndicats officiels avec d’autres organisations de gauche ou avec toutes les variantes du péronisme.
Pourquoi les « autoconvocados » attirent autant l’appareil politique et l’intervention étatique ?
Mais même dans ce cadre, ce qui est frappant dans le cas de Neuquén, c’est l’énorme quantité de partis politiques intervenant envers les travailleurs autoconvocados de la santé. Pourquoi tant d’efforts pour contrôler les travailleurs de la santé afin d’éviter l’extension des luttes dans une province qui n’attire habituellement pas l’attention de l’État ou de son aile gauche ? En fait, le problème est que, sans le vouloir, les autoconvocados se sont retrouvés au milieu du conflit entre le gouvernement national et le gouvernement de Neuquén pour le contrôle du champ d’hydrocarbure de Vaca Muerta, qui est la poule aux œufs d’or de la bourgeoisie de Neuquén. Cette bourgeoisie craint que le gouvernement national ne profite du conflit pour imposer sa volonté sur le bassin pétrolier et gazier.
Par exemple : lorsque les travailleurs autoconvocados ont commencé à dresser des piquets de grève sur la route de Vaca Muerta, les travailleurs du pétrole de l’État et des entreprises privées ont refusé l’augmentation de salaire que la bourgeoisie voulait leur accorder et ont voté la grève... qui a duré aussi longtemps qu’une sucrerie à la sortie d’une école, puisque presque au même moment les tribunaux – c’est-à-dire l’État - ont ordonné le règlement obligatoire et la fin du conflit. Et pour un capital national semi-colonial comme celui de l’Argentine, Vaca Muerta est aujourd’hui l’un des rares secteurs qui peut faire entrer de nouvelles devises étrangères par le biais d’un véritable investissement, en exploitant la force de travail. La simple menace de la possibilité d’une réelle extension des luttes a mobilisé l’État et le capital. La simple idée que Vaca Muerta puisse ne pas recevoir suffisamment de capitaux par crainte d’une réelle extension des luttes, a été vue par la bourgeoisie argentine comme le cauchemar d’un grand échec collectif en tant que classe (dirigeante).
En bref, pour la bourgeoisie argentine, la rentabilité de Vaca Muerta n’est pas à prendre à la légère !
La voie pour les travailleurs
Si les autoconvocados ne parviennent pas à rompre l’isolement imposé par la bureaucratie syndicale et la gauche, à faire converger leur lutte avec celle des autres secteurs et avec la communauté dont ils font partie, les piquets de grève verront leurs jours comptés et tout se terminera par l’acceptation de miettes qu’on leur offrira ou par la répression. La tradition de la gauche trotskiste-stalinienne en Argentine présente les piquets de grève et les barrages routiers comme un exemple à suivre dans la lutte pour de meilleures conditions. Rien ne pourrait être plus destructeur. Avec ces méthodes, ils dispersent et affaiblissent notre classe, qui ne peut s’affirmer dans les usines, dans les écoles, dans les hôpitaux et dans les quartiers qu’à travers des assemblées souveraines, en élisant ses propres représentants et en prenant des mesures coordonnées.
Toute l’énergie déployée sur les piquets de grève doit être transmise aux unités de production et au voisinage pour qu’ils soient capables de s’organiser et de lutter en tant que classe. Pas en tant que cliques, équipes ou métiers, mais en tant que classe.
Notes:
[3] . cf. Révolution ou guerre #14 et 15, Lettre à Émancipation (http://igcl.org/Lettre-a-Nuevo-Curso-Emancipacion) et Espagne 1936 : peut-il y avoir une révolution prolétarienne sans insurrection et destruction de l’État bourgeois ? (http://igcl.org/Espagne-1936-peut-il-y-avoir-une).
[4] . https://fr.internationalism.org/content/10408/laventurier-gaizka-a-defenseurs-quil-merite-voyous-du-gigc et http://igcl.org/La-derniere-attaque-du-CCI-ou-l.
[5] . Plus que de véritables piquets de grève visant à étendre la grève à la porte des entreprises et rassemblant les travailleurs, il s’agit là de piquets bloquant les routes et les accès et dispersant ceux-là, note du GIGC.
[6] . Parti trotskiste affilié à la 4e Internationale, ndt.