Révolution ou guerre n°19

(Septembre 2021)

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Communisme et communauté

La Gauche communiste a toujours défendu l’unité théorique du marxisme. Cela avait deux buts principaux. Le premier était, et est toujours, de barrer la route aux diverses versions de la gauche du capital qui, bien que se réclamant universellement du « marxisme », ne fait que prendre çà et là de petits fragments qui leur plaisent des textes de Marx ou d’Engels pour mieux défendre une version de gauche et humanisée du capitalisme. Pour la Gauche Communiste, cet éclectisme en théorie mène tout droit à trahison en pratique. Par exemple, bien des anarchistes sont enthousiastes face à la critique de l’économie politique faite par Marx, mais rejettent ses solutions politiques, en particulier la dictature du prolétariat. Cet état de fait explique que lorsque le prolétariat a pris le pouvoir dans le passé, les anarchistes étaient toujours du côté démocratique-bourgeois de la barricade – donc contre le prolétariat et les communistes [1].

Le deuxième but de la Gauche Communiste en défendant hardiment l’unité théorique du marxisme était de mettre en échec le gauchisme académique sophistiqué qui se représentait l’œuvre de Marx comme étant fondamentalement séparée en deux époques pratiquement hermétiques l’une par rapport à l’autre du point de vue philosophique. La figure de proue de ce courant politico-philosophique était Louis Althusser, un stalinien assumé qui rejetait en bloc les écrits de jeunesse de Marx. Celui-ci se revendiquait plutôt des écrits de la maturité de Marx, période considérée comme étant scientifique. Évidemment, cette charcuterie des écrits de Marx avait des objectifs idéologiques et contre-révolutionnaires parfaitement clairs : décrédibiliser du point de vue philosophique le programme communiste dans un premier temps et essayer tant bien que mal de défendre « scientifiquement » la Chine maoïste et la Russie stalinienne dans un deuxième temps.

Le combat de la Gauche Communiste contre toutes les formes d’éclectisme gauchiste a montré que les écrits de jeunesse de Marx font non seulement partie intégrante du programme communiste, mais sont aussi des textes fondamentaux du marxisme qui n’ont rien de secondaires ou d’épisodiques. En effet, les écrits de Marx antérieurs au Manifeste du parti communiste possèdent une richesse conceptuelle dont les jeunes générations de révolutionnaires auraient avantage à se réapproprier. Parmi ces concepts philosophiques, la communauté figure parmi les plus importants. Cet article tâche de clarifier sa signification pour Marx et sa place au sein du programme communiste.

Importance des écrits de jeunesse

La notion de communauté chez Marx fut absolument négligée. C’est là justement le grand mérite de la Gauche Communiste, en particulier de la revue néo-bordiguiste Invariance apparue autour de mai 68, d’avoir déterré le terme. Dans nombre de ses pages, Invariance montre en quoi la communauté est en fait fondamentale chez Marx. « Les travaux de Marx sur la communauté ont été laissés de côté. (…) En constatant cela nous ne nous proposons pas de recomposer un Marx nouveau, mais de faire simplement noter à quel point la réflexion marxienne sur la communauté est un axe fondamental de toute son œuvre. » [2] La démarche d’Invariance n’était donc pas, à l’origine à tout le moins, de chercher à faire une réinterprétation des œuvres de Marx à la lumière de ses écrits de jeunesse inédits jusqu’aux années 60 dans bien des cas. Il s’agit plutôt d’affirmer une continuité logique dans l’œuvre de Marx.

En effet, la Gauche communiste montre que les intuitions du jeune Marx sur la communauté inspirent l’ensemble de ses travaux ultérieurs. Si Marx semble utiliser davantage le terme communauté dans ses écrits de jeunesse que dans ses écrits de la maturité, par exemple dans Le Capital, ce n’est pas tant qu’il ait abandonné plus tard la notion, mais plutôt que les prémisses qui ont été établies dans les écrits de jeunesse sont considérées comme implicites et allant de soi dans les travaux de la maturité. Les intuitions philosophiques, voire même anthropologiques, du jeune Marx ne peuvent donc pas être séparées de ses travaux ultérieurs. Il serait plus juste de dire que Marx va tout le long de son activité militante tenter de fonder scientifiquement ses intuitions de jeunesse à propos du caractère de la société communiste et de la communauté.

Coupure épistémologique ?

Ceci étant dit, la Gauche Communiste s’oppose frontalement à la conception « althussérienne » et donc stalinienne huppée de l’œuvre de Marx comme étant coupée en deux périodes absolument séparées du point de vue épistémologique. En effet, pour Althusser, les écrits du jeune Marx seraient humanistes et idéologiques. Il faudrait donc les prendre avec un grain de sel, voir les rejeter, parce que ce ne seraient pas des œuvres abouties. Les écrits de la maturité quant à eux seraient pleinement scientifiques et c’est là pour Althusser que l’œuvre de Marx prend vraiment toute sa signification, son ampleur et son importance [3].

Mais en rejetant ou en banalisant les écrits de jeunesse de Marx, Althusser rejetait aussi en tant qu’idéologie les nombreuses descriptions claires de ce qui caractérise la société communiste et l’aliénation humaine absolue qui se manifeste dans le prolétariat le poussant à lutter pour cette société. Pour la Gauche Communiste, il n’y a pas de coupure épistémologique chez Marx, il y a plutôt continuité d’un engagement politique communiste. Ce n’est pas surprenant alors de constater qu’Althusser a passé sa vie à défendre des régimes politiques soi-disant communistes. Il n’avait aucune idée de ce qu’était le communisme pour Marx et s’il l’avait su, il l’aurait absolument rejeté et combattu – ce qu’il fît effectivement, mais de manière sournoise, c’est-à-dire qu’il combattît le communisme sous la cape du « marxisme », en fait le stalinisme – tout comme il a rejeté et combattu les écrits de jeunesse de Marx.

Problèmes de traduction

D’abord, il faut dire que la traduction d’une notion politique d’une langue à l’autre peut être complexe dans la mesure où il arrive parfois qu’il n’y ait pas d’équivalent exact et satisfaisant au niveau du sens politique accordé à la notion dans sa langue d’origine. C’est exactement le cas du terme allemand gemeinwesen, terme utilisé dans la philosophie classique allemande, par Hegel en particulier, et repris à son compte ensuite par Marx.

Les traducteurs de Marx vont en général traduire le terme gemeinwesen par communauté. Mais cette traduction ne rend pas bien toute la richesse et les différentes déterminations qu’inclut Marx dans le terme même. Pour cette raison, certains autres traducteurs vont davantage utiliser les notions d’être collectif, d’être commun ou encore d’être social. Ces termes, qui reprennent toujours l’élément communauté, mais lui rajoutent l’élément important d’être, sont probablement plus près du sens du terme allemand donné par Marx [4]. Tous ces termes seront utilisés le long de ce texte et il sera tenté d’en donner des définitions plus précises.

Communauté politique

Pour bien comprendre le contenu des écrits de Marx au milieu de la décennie 1840, il faut faire un détour par le contexte socio-historique de l’Allemagne de cette époque. Bien que l’Ancien Régime fût ébranlé en Europe par la Révolution française de 1789, ce qui est aujourd’hui l’Allemagne n’était alors qu’un morcellement de petites principautés, excepté le Royaume de Prusse qui avait une certaine extension géographique. L’aire culturelle allemande était donc encore sous le joug de la monarchie absolue. C’est dans ce contexte que se développe un mouvement libéral prônant des réformes constitutionnelles et l’unification politique de l’Allemagne, mouvement dont les Jeunes hégéliens se feront en quelque sorte les philosophes et porte-paroles.

Pour certains courants libéraux allemands de cette époque, le régime de monarchie absolue en Allemagne est un État non-politique, c’est-à-dire que la majorité du peuple est coupée de la communauté politique. En d’autres termes, le peuple – bourgeois, artisans, prolétaires et paysans - ne peut pas participer à la vie politique, à l’organisation de l’État. C’est donc là une première définition de la communauté réduite à son aspect politique. Il s’agit en fait de ce que l’on désigne aujourd’hui par intérêt public, bien commun ou encore intérêt national.

Les revendications des milieux libéraux seront donc équivalentes aux revendications de la Révolution française : État constitutionnel, émancipation politique, droits de l’Homme et du Citoyen, séparation de l’Église et de l’État, etc. Pour Marx cependant, « l’émancipation politique est, en effet, un grand progrès. Elle n’est pas, il est vrai, la dernière forme de l’émancipation humaine en générale, mais elle est la dernière forme de l’émancipation humaine à l’intérieur de l’ordre mondial en vigueur. Entendons-nous bien : nous parlons ici de l’émancipation réelle, de l’émancipation pratique. » [5] L’accession des êtres humains à la communauté politique, dont l’expression la plus pure est la république démocratique, est donc un passage obligé ou à tout le moins souhaitable pour Marx. Mais même la République en tant que communauté politique n’est qu’émancipation partielle. En effet, la société civile reste déchirée par un conflit de classes et ce conflit de classes est justement l’expression de la séparation de l’être humain réel de sa véritable communauté.

Ainsi, alors que les Jeunes hégéliens sont sur le terrain du libéralisme, Marx quant à lui est déjà sur le terrain de la révolution communiste, l’émancipation pratique. C’est en critiquant le caractère restreint et étroit de la notion de la communauté politique qu’il ébauchera sa propre conception de la communauté. Avec l’accession du citoyen à la communauté politique, c’est le citoyen abstrait qui est émancipé, non pas l’être humain réel. Pour Marx, avec l’émancipation politique, « l’homme ne fut donc pas libéré de la religion, il reçut la liberté religieuse. Il ne fut pas libéré de la propriété, il reçut la liberté de propriété. Il ne fut pas libéré de l’égoïsme de l’industrie, il reçut la liberté d’industrie. » [6] L’émancipation politique est donc une libération partielle de l’être humain. En fait, sous des oripeaux universels, il ne s’agit bien que de l’émancipation d’une sphère particulière de la société civile : la bourgeoisie.

Véritable communauté

La bourgeoisie n’a donc pas le caractère universel qu’elle prétend avoir. Elle est une classe particulière de la société civile qui assure sa domination à l’aide de la communauté politique qu’est l’État. La société civile n’est pas non plus une communauté unie parce qu’elle est déchirée par des rapports sociaux de classes antagonistes. Marx cherchera donc l’être humain véritable dans la classe à qui l’on a enlevé toute trace d’humanité. Il s’agit du prolétariat :

« Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat. » [7]

Marx exprime ici la puissance de sa méthode dialectique. Le prolétariat a en lui la capacité d’émanciper l’humanité justement parce qu’il est déchu de toute forme d’humanité. C’est ce caractère universel de l’aliénation humaine chez le prolétariat qui rend son combat politique aussi radical. Il ne vise pas à libérer une sphère particulière de la société, mais l’être humain dans sa totalité.

Mais, si la communauté politique n’est qu’une communauté illusoire, quelle est donc la véritable communauté de l’être humain ? Marx indique alors la différence entre communauté politique et véritable communauté, c’est-à-dire l’être collectif de l’être humain :

« Mais l’être collectif dont le travailleur est isolé est un être collectif d’une tout autre réalité, d’une tout autre ampleur que l’être politique. L’être collectif dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, les mœurs humaines, l’activité humaine, la jouissance humaine, l’être humain. L’être humain est le véritable être collectif des hommes. De même que l’isolement funeste de cet être est incomparablement plus universel, plus insupportable, plus terrible, plus rempli de contradictions que le fait d’être isolé de l’être collectif politique ; de même la suppression de cet isolement — et même une réaction partielle, un soulèvement contre cet isolement — a une ampleur beaucoup plus infinie, comme l’homme est plus infini que le citoyen et la vie humaine que la vie politique. L’émeute industrielle si partielle soit-elle, renferme en elle une âme universelle. L’émeute politique si universelle soit-elle, dissimule sous sa forme colossale un esprit étroit. » [8].

En effet, Marx donne une définition précise de ce qu’est l’être humain. Celui-ci n’est pas le citoyen de la Révolution française, encore moins l’électeur ou le consommateur de la société contemporaine. Ce qui caractérise l’être humain, ce sont l’ensemble de ses relations sociales et ses pratiques sociales réelles. Bref, l’être humain est un être collectif, social et ces caractéristiques sont communes à l’ensemble de l’humanité. La communauté est donc l’essence de l’être humain.

Chaque mode de production dans l’histoire produit une conception de l’être particulière, par exemple le mode de production capitaliste produit la conception de l’être en tant qu’homo economicus, c’est-à-dire une conception de l’être qui réduit toutes les relations sociales à un rapport commercial coûts/bénéfices. « La façon dont les individus manifestent leur vie reflètent très exactement ce qu’ils sont. Ce qu’ils sont coïncident donc avec leur production, aussi bien avec ce qu’ils produisent qu’avec la façon dont ils le produisent. » [9] Donc, même les rapports sociaux capitalistes ont une origine humaine et sociale. Mais les êtres humains perdent le contrôle sur leurs propres rapports sociaux. Il y a dissolution de l’être communautaire par les sociétés de classes et création d’une sphère autonome : l’État, les classes sociales, la séparation entre intérêt individuel et intérêt collectif, la séparation entre nature et société, etc. En d’autres termes, les rapports sociaux humains en viennent à créer des institutions qui nient le caractère collectif, social et communautaire de l’être humain.

C’est d’ailleurs précisément le sens de l’aliénation chez Marx. On a souvent tendance à réduire la question de l’aliénation uniquement à la sphère du travail. Celui-ci fait bel et bien partie de la conception de l’aliénation chez Marx. Mais sa conception est beaucoup plus large et riche. « L’abolition positive de la propriété privée, l’appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l’homme hors de la religion, de la famille, de l’État, etc., à son existence humaine, c’est-à-dire sociale. » [10] L’aliénation de l’être humain consiste donc à vivre sa vie selon des déterminations qui sont contraires à son être social. Prenons l’exemple de la société capitaliste. Les normes fondamentales sont la compétition entre les individus, l’appât du gain et l’accumulation de richesse abstraite : la valeur sous la forme concrète de l’argent. Or, toutes ces caractéristiques sont complètement contraires à l’être commun, social et collectif de l’être humain. L’existence d’une telle société contraire à l’être humain est la conséquence de l’aliénation et de la séparation des êtres humains de leur communauté.

Gemeinwesen en tant que communauté humaine

Maintenant que nous avons cerné la définition philosophique de la communauté, voyons maintenant le troisième sens qui est parfois donné à cette notion. D’une définition philosophique, passons maintenant à une définition politique. En effet, Marx, et parfois Engels aussi, reprennent le terme en lui donnant une nouvelle détermination en tant que communauté humaine. Dans sa critique du Programme de Gotha, Marx parle de la communauté à toute fin pratique comme un synonyme de la société communiste :

« Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. » [11].

Cette définition est importante parce qu’elle fait le lien entre la conception de l’être chez Marx et les implications de cette conception dans la vision marxiste de la société communiste. Elle montre aussi que la conception du jeune Marx sur la communauté se retrouve toujours chez le Marx de la maturité, et ce avec la même rigueur logique. En effet, la Critique du programme de Gotha a été écrite par Marx vers la fin de sa vie en 1875.

Selon Marx, la révolution consiste en la destruction de l’État bourgeois. Mais, dans la phase transitoire qu’il nomme dictature du prolétariat, la classe révolutionnaire aura encore besoin d’autorité pour transformer révolutionnairement les rapports sociaux. Certains appelleront cette autorité politique un État prolétarien, un semi-État ou encore un État-Commune. Ces définitions montrent en quoi cet État n’est pas conçu comme permanent. Il est en fait voué à s’éteindre avec la disparition des antagonismes de classes. En bref, c’est un État qui n’est déjà plus un État dans le sens traditionnel du terme et il doit disparaître aussitôt que l’être humain a réintégré sa communauté. Engels affirma que la communauté humaine, la gemeinwesen, remplacera l’État au point culminant des transformations sociales à la fin de la période de transition. L’État étant fondé sur l’antagonisme de classes, dès que celui-ci a disparu, l’État s’éteint alors. Dans une lettre au socialiste August Bebel, il s’explique :

« L’État n’étant qu’une institution temporaire, dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un État populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’État, ce n’est point pour la liberté mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’État cesse d’exister comme tel. Aussi, proposerions-nous de mettre partout à la place du mot État le mot Communauté (Gemeinwesen), excellent vieux mot allemand, répondant au mot français Commune. » [12]

Nature humaine ?

Nous avons passé en revue les différentes déterminations de la notion de communauté chez Marx. On y voit la centralité de l’aspect social, communautaire et collectif dans la définition de ce qu’est l’être humain. Bien qu’Invariance ait eu le mérite de souligner l’importance de la communauté chez Marx, ses travaux ont par contre la faiblesse de réintroduire par la bande l’idée de nature humaine dans l’analyse marxiste. Comme nous l’avons vu, Marx n’a pas de conception spécifique d’une nature humaine figée et ahistorique, et ce, même s’il utilise parfois le terme. En fait, ce que l’on nomme nature humaine n’est souvent qu’une conception idéologique que les êtres humains se font d’eux-mêmes qui est apparue avec la modernité. Selon l’anthropologue américain Marshall Sahlins, l’idée de nature humaine est un mythe de la pensée occidentale – nous dirions bourgeoise – qui est tout à fait récent du point de vue de l’histoire humaine. En plus, les pratiques culturelles sont empiriquement antérieures à la naissance de notre espèce homo sapiens, et par extension, à l’idée que les êtres humains se font de leur propre nature. En d’autres termes, l’être humain est né directement dans la culture et n’a jamais connu un quelconque état de nature. « L’espèce humaine telle que nous la connaissons, l’homo sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. » [13] Pour Marx, chaque mode de production va créer dans le même mouvement ses propres représentations idéelles qui vont de soi et qui sont considérées comme naturelles. Le seul invariant quant à l’être humain selon Marx est son essence sociale et collective, son aspect communautaire, c’est-à-dire le caractère central des rapports sociaux.

Invariance aura tendance à figer cet invariant et en faire une nature humaine ahistorique et intemporelle. « La misère du prolétariat c’est d’être privée de sa nature humaine. » [14] La nature humaine affirmée ici par Invariance correspond à la communauté, à l’être communautaire. Comme si le communisme n’était qu’un état de nature, une sorte de paradis perdu et qu’il suffirait à l’humanité de le retrouver. Ainsi donc, la nature humaine chez Invariance n’est que l’effet miroir du récit hobbésien, récit qui d’ailleurs reste encore aujourd’hui un des fondements de l’idéologie bourgeoise. Pour Hobbes en effet, dans l’état de nature, les rapports sociaux ne sont qu’une perpétuelle guerre des uns contre les autres. Il faut alors que les individus cèdent leur pouvoir à un souverain qui établira des lois – ici entre en jeu l’élément de culture qui sort l’humanité de l’état de nature – pour encadrer et réduire la guerre perpétuelle. Pour Invariance, l’idée d’état de nature correspond aux sociétés de communisme primitif, par exemple les sociétés de chasseurs-cueilleurs. L’avènement des sociétés de classes, comme les sociétés esclavagiste, féodale et capitaliste, correspondrait en quelque sorte à la naissance de la culture, à la sortie de l’être humain de l’état de nature, à sa « domestication ». Le communisme devient donc pour Invariance, et cela est d’autant plus clair après son tournant révisionniste, l’espérance de retrouver la prétendue nature humaine des sociétés communistes primitives, ce qui implique le rejet du progrès technique et de l’industrialisation, considérés comme artificiels et étrangers à la nature humaine.

L’erreur politique manifeste d’Invariance en ce qui a trait à une supposée nature humaine explique en partie le tournant révisionniste qu’a pris par la suite la revue. Il serait important de prendre quelques instants pour bien caractériser l’apport politique de cette revue qui aujourd’hui a pratiquement atteint le statut de mythe dans les milieux d’ultra-gauche. Le positionnement politique des militants ayant quitté le Parti Communiste Internationale au milieu des années 1960 en réaction face à la mise en place d’un esprit de parti plus affirmé dans le PCI – jugé en tant que « tournant léniniste » par les démissionnaires - ne peut qu’être qualifiée de réminiscence d’un esprit de cercle tel que caractérisé par Lénine dans Un pas en avant, deux pas en arrière. En cela, le projet politique d’Invariance était dès l’origine marqué par des réflexes anti-parti qui éclateront évidemment au grand jour quelques années plus tard. Néanmoins, la revue a dans un premier temps publié des textes historiques de la Gauche Communiste ainsi que des textes de jeunesse de Marx. La publication de ces textes fut accompagnée d’une intuition – et c’est là probablement le seul apport de la revue - tout à fait correcte du point de vue politique : le concept de communauté est central chez Marx. Mais comme nous l’avons déjà vu, en partant d’une intuition correcte, la revue s’est ensuite empêtrée dans le révisionnisme, l’idéologie bourgeoise et a rompu toutes attaches avec la Gauche Communiste et le marxisme.

Revenons maintenant à notre dilemme entre nature et culture. Pourtant dès 1844, Marx pose déjà les termes du débat de manière très claire :

« Le caractère général de tout le mouvement est donc social : de même que la société produit l’homme en tant qu’homme, de même elle est produite par lui. Tant par leur contenu que par leur mode d’existence, l’activité et la jouissance sont d’essence sociales ; elles sont activité sociale et jouissance sociale. L’essence humaine de la nature n’est là que pour l’homme social ; car c’est seulement dans la société que la nature existe pour lui comme lien avec l’homme, comme existence de lui-même pour l’autre et de l’autre pour lui, ainsi que comme élément vital de la réalité humaine. Ce n’est qu’ainsi qu’elle est pour lui le fondement de sa propre existence humaine. C’est seulement ainsi que son existence naturelle est pour lui son existence humaine et que la nature est devenue pour lui l’homme. Donc, la société est l’achèvement de l’unité de l’essence humaine avec la nature, la véritable résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’homme et l’humanisme accompli de la nature. » [15]

Toute pratique humaine est fondamentalement sociale, même sous sa forme aliénée dans la société capitaliste. Mais la nature ne doit pas se poser pas comme un objet extérieur à l’humanité. C’est quand l’être humain est aliéné et donc séparé de sa communauté qu’il se considère aussi étranger à la nature. Il peut ainsi l’exploiter, la détruire et la gaspiller dans le but de faire fonctionner des rapports sociaux qui ne visent qu’à produire toujours davantage de la richesse abstraite. Le communisme est donc pour Marx à la fois la réconciliation des êtres humains avec leur être social, la communauté, mais aussi avec la nature.

Individu, société et communauté

À partir des significations de la notion de communauté chez Marx que nous avons délimitées, nous allons tenter de montrer quelles sont ses implications quant à la théorie communiste et sa conception d’une société future. En effet, si on peut affirmer que la notion de communauté chez Marx tient de l’ordre d’une théorie à la fois philosophique et anthropologique, il ne faut pas oublier que Marx a posé comme impératif non pas d’analyser la société, mais de la transformer. La science sociale chez Marx se doit donc aussi d’être une théorie communiste. Nous analyserons ces implications en trois temps : d’abord le rapport entre individus et la société, ensuite le rapport entre la communauté et l’État et finalement au travers du lien entre la communauté et la nature.

La distinction entre individu et société, ou en d’autres termes, entre intérêt privé et bien commun n’est pas le mode d’être universel des sociétés humaines. L’étude des sociétés primitives suffit à le prouver. Au contraire, cette distinction apparaît en corollaire à l’apparition de la communauté politique telle que nous l’avons définie plus haut, c’est-à-dire essentiellement avec l’apparition de l’État libéral moderne et de la société civile. C’est avec l’avènement du capitalisme que s’achève la séparation complète des êtres humains d’avec leur véritable communauté. Ce phénomène apparaît justement avec l’essor de l’individu égoïste opposé à la société. Mais pour Marx,« il faut surtout éviter de fixer de nouveau la “ société ” comme une abstraction en face de l’individu. L’individu est l’être social. » [16] Ce qu’il exprime ici, c’est que cette opposition entre individu et société est l’expression même de l’aliénation humaine. Cette opposition est une matérialisation concrète de l’idéologie bourgeoisie dans laquelle les rapports sociaux sont conçus comme un affrontement sur la place publique entre chaque individu égoïste. De cet affrontement naîtrait une certaine complémentarité des différents intérêts d’où surgirait alors le bien commun en tant qu’agrégation des volontés égoïstes.

C’est bien là le fondement de l’utopie capitaliste de considérer que chaque individu pris isolément viendrait réaliser le bien-être global de la société en poursuivant son intérêt égoïste. Marx démontre bien le caractère aliénant de tels rapports sociaux. Dans des notes écrites en 1844 sur les Éléments d’économie politique de James Mill [17], il reprend de manière ironique les catégories individualistes de l’économie politique classique afin d’en faire la critique. Cette critique prend la forme d’un dialogue entre deux individus égoïstes et séparés, Toi et Moi :

« J’ai produit pour moi et non pour toi, tout comme tu as produit pour toi, et non pour moi. Le résultat de ma production n’a pas plus de rapport en soi et pour soi avec toi, que le résultat de ta production n’en a avec moi. En d’autres termes, notre production n’est pas une production de l’homme pour l’homme en tant qu’homme, autrement dit ce n’est pas une production sociale. Aucun de nous n’a - en tant qu’humain - un rapport de jouissance au produit d’autrui. Nous n’existons pas en tant qu’humains pour nos productions réciproques. Cet échange auquel nous procédons ne peut donc être le mouvement médiateur qui confirmerait que mon produit t’est destiné, parce qu’il est une matérialisation de ton propre être, de ton besoin. En effet, ce n’est pas l’être humain qui relie nos productions l’une à l’autre. L’échange ne peut cependant que mettre en œuvre et confirmer la relation réelle de chacun de nous vis-à-vis de son propre produit, et donc aussi vis-à-vis de la production de l’autre : chacun de nous ne voit dans son produit que la matérialisation de son propre intérêt égoïste, autrement dit, il ne voit dans le produit d’autrui qu’un intérêt égoïste différent du sien, indépendant de lui, un intérêt matériel qui lui est étranger. » [18]

Le dialogue mis en scène par Marx montre que les rapports sociaux capitalistes sont aliénés en ce qu’ils ne sont justement pas réellement sociaux. Ils sont en quelque sorte des relations entre individus atomisés, bien que le résultat de processus sociaux. Ils expriment la séparation de l’être humain de sa véritable communauté, de l’être communautaire. Parce que, encore une fois pour reprendre ce schéma abstrait de l’économie classique, chaque individu produit des objets de subsistance de manière isolée, le lien entre les deux individus ne peut qu’être qu’un rapport de domination :

« En tant qu’homme tu as certes un rapport humain à mon produit : tu as besoin de mon produit, qui est donc pour toi un objet de désir et de volonté. Cependant, ton besoin, ton désir et ta volonté sont impuissants en face de mon produit. En d’autres termes : ton être humain, qui est nécessairement en relation profonde avec la production humaine, n’est pas ta puissance, ta propriété sur cette production, car ta particularité et la puissance de l’être humain ne sont pas reconnues dans ma production. Elles sont plutôt les liens qui te rendent dépendants de moi, parce qu’elles te mettent sous la dépendance de mon produit. Loin d’être le moyen de te donner de la puissance sur ma production, elles sont le moyen de me donner un pouvoir sur toi. » [19]

Par contre, ce rapport de domination a son expression concrète non pas dans la domination d’un individu sur un autre – ce que même la théorie libérale peut parfois entrevoir - mais plutôt dans la domination des possesseurs des moyens de la production sociale sur ceux qui ne possèdent que leur force de travail. En d’autres termes, il s’agit de la domination de la classe bourgeoise sur le prolétariat.

Marx continue alors le dialogue entre Toi et Moi. Mais cette fois-ci, il fait un saut dans le temps et établit en quoi consisterait la relation entre Toi et Moi dans une société où la production serait directement humaine, c’est-à-dire dans une société communiste :

« Supposons maintenant que nous produisions en tant qu’êtres humains. Chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production : soi-même et les autres. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma spécificité ; en conséquence, dans l’activité, j’éprouverais la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie et, dans la contemplation de l’objet j’aurais la joie individuelle d’avoir la confirmation de ma personnalité dans la puissance de l’objet concrètement tangible et au-dessus de tout doute de mon activité ; 2. dans ta jouissance quand tu utilises mon produit, j’aurais la jouissance immédiate ainsi que la conscience d’avoir satisfait par mon travail un besoin humain, en ayant réalisé la nature humaine et donc d’avoir fourni au besoin d’un autre homme l’objet correspondant à sa nature humaine ; 3. j’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ta propre nature humaine et comme une partie nécessaire de toi-même ; en d’autres termes, je me saurais confirmé dans ta pensée comme dans ton amour ; 4. dans mon activité vitale personnelle, j’aurais directement produit ton activité vitale, autrement dit, dans ma manifestation individuelle, j’aurais réalisé et affirmé directement ma véritable nature, mon être social, la collectivité (Gemeinwesen). » [20]

Cette manière de produire de manière directement humaine vient abolir l’opposition entre individu et société. En effet, la société n’est dès lors plus une accumulation d’intérêts individuels contradictoires plus ou moins complémentaires. Le rapport de l’individu social avec la société est directement médiatisé par l’être communautaire, c’est-à-dire par cette essence des êtres humains qui leur donne la capacité d’agir en tant que communauté. L’individu ne produit plus pour son propre compte, mais pour sa communauté et sa communauté vient à son tour répondre à tous les besoins sociaux des individus, d’où l’adage « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [21]

Cette conception de la société communiste tranche radicalement avec les divers courants « socialistes » bourgeois qui prétendent que le rôle de l’État, en tant que représentant de la société, est de venir corriger les inégalités « naturelles » entre les individus de la société civile. Pour Marx, l’État est une communauté politique, c’est-à-dire une communauté illusoire qui n’est pas encore la communauté humaine en ce qu’elle n’est au fond qu’une communauté d’intérêts d’une classe particulière de la société, la bourgeoisie. En ce sens, l’État moderne ne vient pas corriger les inégalités sociales entre les individus. Il vient au contraire consacrer et préserver le système de division en classes sociales. La société communiste quant à elle, la véritable communauté, se fonde selon Marx en dehors de tout État.

Communauté et État

Pour Engels, au fondement de la naissance de l’État en tant que force politique autonome se trouve la naissance de classes sociales antagonistes. Le rôle de l’État est de tenter illusoirement de résoudre les contradictions au final insolubles entre les classes sociales [22]. Pour ce faire, il fait appel au monopole de la violence pour le bénéfice de la classe dominante. L’État moderne, en tant que communauté politique, ne fait pas exception à la règle. Mais son existence apparaît autant comme expression de l’antagonisme insolvable entre bourgeoisie et prolétariat qu’en tant qu’opposition entre individu et société. Bref, la communauté politique – l’État moderne – est le symptôme d’une société encore aliénée. De ces prémisses découlent le fait qu’une société communiste, quant à elle, ne nécessite absolument pas d’État pour fonctionner parce qu’elle abolie ce qui est au fondement de l’existence de l’État : les classes sociales et l’opposition entre les individus et la société.

Ceci dit, comme nous l’avons vu plus haut, Engels concevait l’exercice du pouvoir durant la révolution par la classe révolutionnaire, le prolétariat, comme une forme d’État transitoire. À la différence de la communauté politique qui consacre le pouvoir absolu de la classe dominante à continuer d’exploiter la classe dominée en toute tranquillité, l’État de la période de transition donne la capacité sous forme de pouvoir politique à la classe dominée de transformer de fond en comble la société malgré l’opposition violente de la classe dominante. Durant ce processus, plus la société se transforme à l’image de l’être communautaire, c’est-à-dire que plus les transformations sont profondes – le but ultime étant l’abolition de toutes les classes sociales, prolétariat inclus – moins l’État devient nécessaire. Il s’éteint alors pour laisser place à la communauté humaine. Marx exprimait ainsi ce processus au sein de la révolution :

« La révolution en général, - le renversement du pouvoir existant et la dissolution des anciens rapports – est un acte politique. Mais, sans révolution, le socialisme ne peut se réaliser. Il a besoin de cet acte politique, dans la mesure où il a besoin de destruction et de dissolution. Mais là où commencer son activité organisatrice, et où émergent son but propre, son âme, le socialisme rejette son enveloppe politique. » [23]

La révolution est donc politique, violente et prend une forme étatique tant qu’elle est dans sa phase de destruction des anciens rapports sociaux aliénés et des institutions conçues pour les protéger. Aussitôt qu’elle entre dans sa phase positive et créative, elle se déleste de ce caractère politique et étatique. Ce qui se développe alors est l’être communautaire, c’est-à-dire la société communiste.

Le point de vue de Marx est intéressant en ce qu’il envisage la révolution communiste comme fin de la politique. En effet, si on prend comme raisonnement de base que la politique chez Marx consiste en la lutte de classes – « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte de classes » [24] - en abolissant les classes sociales, la société communiste abolirait logiquement la politique.

Communauté et nature

La notion de communauté chez Marx a aussi des implications quant au rapport entre l’être humain et la nature. En effet, le processus qui voit l’être humain se séparer de sa communauté est concomitant au processus d’objectivation de la nature. En se séparant de lui-même, l’être humain se sépare aussi de son milieu naturel. La nature étant placée comme extérieure et étrangère à l’humanité – en d’autres termes, réifiée – il devient possible de l’exploiter de manière éhontée sans prendre en compte ses capacités et ses limites. Comme nous l’avons vu plus haut, Marx entrevoit dans la communauté à la fois la résolution de l’aliénation humaine et de l’antagonisme entre humanité et nature :

« Le communisme, abolition positive de la propriété privée (elle-même aliénation humaine de soi) et par conséquent appropriation réelle de l’essence humaine par l’homme et pour l’homme ; donc retour total de l’homme pour soi en tant qu’homme social, c’est-à-dire humain, retour conscient et qui s’est opéré en conservant toute la richesse du développement antérieur. (…) Il est la vraie solution de l’antagonisme entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme, la vraie solution de la lutte entre existence et essence, entre objectivation et affirmation de soi, entre liberté et nécessité, entre individu et genre. Il est l’énigme résolue de l’histoire et il se connaît comme cette solution. » [25]

L’aspect important ici est que Marx pose cette résolution de l’antagonisme entre les êtres humains et entre les humains et la nature comme le résultat du niveau de richesse atteint par le développement passé de l’humanité. En d’autres termes, il pose la possibilité de la société communiste à travers le passage conditionnel par l’élévation des forces productives effectuée antérieurement par le capital.

Il serait facile de prétendre, à la lecture de ce passage, que Marx fut productiviste. Or, sa conception est beaucoup plus nuancée. Pour Marx, la société communiste nécessite certes un certain niveau de productivité afin d’assurer à la communauté une diversité de biens pour arriver à répondre aux besoins sociaux. Le capitalisme avait comme seul point positif de permettre à l’humanité d’arriver à un niveau de productivité qui rend la société communiste matériellement possible. Mais le capitalisme en se développant de manière illimitée – et cela est encore plus vrai aujourd’hui dans la mesure où ce système se survit encore et encore – met en jeu l’équilibre précaire entre société et nature. On peut dire que le niveau de productivité nécessaire au communisme selon Marx a été atteint depuis longtemps et tout le développement actuel du capitalisme n’est que parasitisme, destruction, pollution, mort et guerre.

Marx avait déjà en 1848 ce souci de démontrer les excès du capitalisme. Il montrait que durant les crises économiques, le capitalisme accumulait trop de richesses, était trop productif, bref qu’il était trop civilisé pour ce que ses rapports sociaux pouvaient contenir :

« La société se trouve brusquement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’anéantissement lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie, le commerce semblent anéantis, et pourquoi ? Parce qu’elle possède trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne servent à faire progresser la civilisation bourgeoise et les rapports de propriété bourgeois ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports, elles sont entravées par eux ; et dès lors qu’elles surmontent cet obstacle, elles désorganisent toute la société bourgeoise, elles mettent l’existence de la propriété bourgeoise en péril. Les conditions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu’elles ont produite. » [26]

Évidemment, Marx parle des crises économiques telles qu’elles pouvaient survenir en 1848. Mais ce même processus existe toujours en 2020. Sauf qu’aujourd’hui, la civilisation capitaliste voit sa limite non seulement dans les crises économiques récurrentes, mais aussi dans la destruction des écosystèmes.

Cet excès de civilisation du capitalisme découle de sa nature intrinsèque. Marx définit le capital comme étant de la valeur se valorisant. Ainsi donc, le mode d’être du capitalisme est l’accélération continuelle de la productivité, le développement économique illimité, l’exploitation de l’humanité et le pillage de la nature - facteurs qui mènent depuis la période de décadence à des guerres impérialistes mondiales. Ce faisant, la réconciliation de la nature avec la société que Marx souhaite ne peut s’effectuer que par une inversion de ce « progrès » illimité du capitalisme. En d’autres termes, la société communiste est étrangère à la logique du productivisme, logique inhérente par contre au capitalisme. Le capital entend produire à l’infini parce que son essence est la maximalisation des profits. La société communiste, quant à elle, peut se contenter d’une production bien modeste parce que son essence est la satisfaction des besoins sociaux des êtres humains. Ces besoins, au contraire des profits capitalistes, sont relativement limités et finis, ce qui néanmoins n’empêche pas leur croissance selon des déterminations humaines. En d’autres termes, le communisme nécessite une abondance relative afin de réaliser des besoins humains relativement limités alors que le capitalisme, dans son procès de valorisation infini, surproduit et gaspille de manière illimitée.

C’est justement le caractère limité de la production en société communiste qui permet de penser à une réconciliation entre l’humanité et la nature. En effet, la communauté humaine serait en mesure de prendre à la nature ce dont elle a besoin tout en respectant le métabolisme naturel des écosystèmes. Mais ce processus ne peut se faire que si la nature n’est plus considérée comme un objet exploitable. La nature doit faire partie de l’humanité. La Gauche Communiste explique bien comment cette production respectueuse de la nature pourrait s’articuler :

« Si, dans le socialisme, il y a accumulation, elle se présentera comme une accumulation d’objets matériels utiles aux besoins humains et ceux-ci n’auront pas besoin d’apparaître alternativement comme monnaie, ni non plus de subir l’application d’un "monétomètre" permettant de les mesurer et de les comparer selon un "équivalent général". Donc, ces objets ne seront plus des marchandises et ne seront plus définis que par leur nature quantitative physique et par leur nature qualitative, ce qu’on exprime chez les économistes, et aussi chez Marx, dans un but d’exposition, par valeur d’usage. L’on peut établir que les rythmes de l’accumulation dans le socialisme, mesurés en quantités matérielles comme des tonnes d’acier ou des kilowatts d’énergie, seront lents et peu supérieurs au rythme d’accroissement de la population. Relativement aux sociétés capitalistes mûres, la planification rationnelle de la consommation en quantité et en qualité et l’abolition de l’énorme masse des consommations anti-sociales (de la cigarette au porte-avions) déterminera probablement une longue période de baisse des indices de la production et donc, si l’on reprend des termes anciens, un désinvestissement et une désaccumulation. » [27]

Il s’agit d’abord d’éliminer toute la production non-nécessaire du capitalisme et ses aberrations logiques, comme l’exemple le plus criant est l’obsolescence programmée, pour réorienter ces énergies vers la satisfaction réelle des besoins humains. Cela nécessitera une complète transformation de la façon de produire et de consommer qui visera à éviter le gaspillage et la surproduction. À partir du processus d’accumulation illimitée du capital, la société communiste inversera la tendance. C’est justement ce qui permettra à la nature de reprendre enfin son souffle.

Conclusion

Le but de cette contribution était de tenter de définir les déterminations de la notion de communauté chez Marx pour ensuite démontrer ses implications quant à la théorie marxiste de la société communiste. La communauté conçue comme essence sociale et communautaire de l’humanité est au fondement de la conception de la société communiste future chez Marx. Cette nouvelle société serait en mesure dans un premier temps d’abolir l’opposition entre individu et société en mettant de l’avant l’individu directement social se mouvant au sein d’une communauté humaine. Ce faisant, cette nouvelle communauté ne nécessiterait pas d’État politique séparée de la société ayant pour but d’organiser et de contrôler les individus. Enfin, la réconciliation des êtres humains entre eux implique parallèlement la réconciliation des êtres humains avec leur milieu naturel. Cette réconciliation du social et du naturel permettrait enfin de régler une bonne partie des problèmes écologiques. Le travail présent a donc tenté de démystifier au moins trois mythes tenaces produits par l’idéologie bourgeoise concernant le communisme. Premièrement, le communisme ne vise pas à plus d’égalité entre les individus ou les citoyens, ce ne serait là qu’essayer de parfaire les objectifs de la révolution bourgeoise. Il vise au contraire à « l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines [28] » permise par l’abolition des classes sociales. Deuxièmement, le communisme n’est pas une étatisation totale de la société. Il vise au contraire l’abolition de l’État. Troisièmement, le communisme n’est pas en continuité avec la logique productiviste du capitalisme. Il vise une réconciliation avec la nature qui passe par une disparition de l’accumulation illimitée du capital.

Robin, janvier 2021

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Notes:

[1. Il faut préciser qu’il y eut en effet des exemples historiques de militants anarchistes se joignant à la révolution, le cas le plus connu étant probablement Victor Serge. Mais, il ne faut pas se méprendre. Serge a participé à la révolution russe en rompant politiquement avec l’anarchisme et en joignant les bolcheviks.

[2. « Marx et la Gemeinwesen », Invariance, Série 3, no 5-6 (1979), p. 80.

[3. Louis Althusser, Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 25-27.

[4. Karl Marx, Textes (1842-1847), Paris, Spartacus, 1970, p. 67.

[5. Karl Marx, « La question juive », Invariance, Série 1, No spécial (1968), p.9.

[6. Ibid., p. 19.

[7. Karl Marx, Textes (1842-1847), Paris, Spartacus, 1970, pp. 62-63. Les emphases sont de Marx.

[8. Ibid., pp. 88-89. Les emphases sont de Marx.

[9. Karl Marx, Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1970, p. 25.

[10. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 145.

[11. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Nous reprenons la traduction incluse in Les Fondements du communisme révolutionnaire, Lyon, Éditions Programme, 2004, p. 59-60.

[12. Friedrich Engels, « Lettre à Auguste Bebel du 18 mars 1875 », Marxists internet archives, [https://www.marxists.org/francais/engels/works/1875/03/18750318.htm]. Les emphases sont de Engels.

[13. Marshall Sahlins, La nature humaine, une illusion occidentale, Paris, Éditions de l’éclat, 2009, p. 8.

[14. « Nature et fonction de la forme parti », Invariance, Série 1, no 1 (1968), p.9.

[15. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 146.

[16. Ibid., p. 147. Les emphases sont de Marx.

[17. Voir l’analyse pertinente de ces notes rédigées par Marx à propos des Éléments d’économie politique de James Mill dans « Le contenu orignal du programme communiste est l’abolition de l’individu comme sujet économique, détenteur de droits et acteur de l’histoire humaine » in Bordiga et la passion du communisme, Paris, Éditions Spartcacus, 1974, p. 73-114.

[18. Karl Marx, Friedrich Engels. Les Utopistes, Paris, Petite Collection Maspero, pp. 158-159. Les emphases sont de Marx.

[19. Ibid., p. 159. Les emphases sont de Marx.

[20. Ibid., pp. 162-163. Les emphases sont de Marx.

[21. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Paris, Éditions sociales, 2008, p. 60.

[22. Voir Friedrich Engels. L’Origine de la famille et la propriété privée et de l’État. Paris, Le temps des Cerises, 2012, 247 pages.

[23. Karl Marx, Textes (1842-1847), Paris, Spartacus, 1970, pp. 89-90. Les emphases sont des Marx.

[24. Karl Marx, Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste. Paris, Flammarion, 1998, p. 73.

[25. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 147.

[26. Karl Marx, Friedrich Engels. Manifeste du parti communiste. Paris, Flammarion, 1998, p. 81.

[27. Amadeo Bordiga. Développement des rapports de production après la révolution bolchévique. Paris. Éditions Spartacus, 1985, p. 191-192

[28. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Flammarion, 1996, p. 147.